jeudi 21 août 2014

Eric Heyer: «La compétitivité ne se gagne pas avec une baisse du Smic»


Le salaire minimum est en France l’un des plus élevés d’Europe. Il est dans l’air néolibéral du temps d’accabler le Smic de tous les maux. «Absurde», répond l’économiste de l’OFCE Éric Heyer.

Frein à l’embauche, à la compétitivité, à la baisse du chômage, « marche d’escalier à franchir »… Le salaire minimum français, l’un des plus élevés d’Europe (9,53 euros de l’heure soit 1 445,38 euros brut mensuels pour 35 heures, un niveau proche des 1 675 euros brut du salaire médian), est régulièrement présenté comme « un problème », rarement comme un instrument de justice sociale, rempart contre la pauvreté. Environ 3,1 millions de salariés, soit 13 % de l’ensemble des salariés en France, sont rémunérés sur la base du Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance).


La dernière attaque contre le salaire minimum remonte au printemps. Et elle n’est plus l’apanage des libéraux. C’est un homme de gauche qui la porte oubliant les leçons du « Smic jeunes » d’Édouard Balladur ou du CPE de Dominique de Villepin, abandonnés après des semaines de contestation sociale : Pascal Lamy, l’ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et proche du président François Hollande. « Je sais que je ne suis pas en harmonie avec une bonne partie de mes camarades socialistes, mais je pense qu’à ce niveau de chômage il faut aller vers davantage de flexibilité, et vers des boulots qui ne sont pas forcément payés au Smic », plaide-t-il en mars à l’occasion de la sortie de son livre Quand la France s’éveillera.


L’offensive est lancée. Lamy appelle « à franchir les espaces symboliques », à créer des sous-Smic au nom du « il vaut mieux un boulot mal payé que pas de boulot du tout ». Il s’inspire des mini-jobs allemands, ces contrats permis par les réformes du marché du travail sous Gerhard Schröder, que la droite française mais aussi une partie de la gauche rêvent d’appliquer à la France.

Le mois suivant, trois économistes proches de la gauche, Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen, qui ont l’oreille du président qu’ils ont conseillé pendant la campagne présidentielle, lui emboîtent le pas et sonnent le tocsin dans leur ouvrage Changer de modèle. Selon eux, le Smic français bloque l’entrée sur le marché du travail des jeunes et des moins qualifiés, il est préjudiciable à l’emploi et à la compétitivité, inefficace dans sa double mission, de fixation des salaires et de lutte contre la pauvreté, et il faut une réforme structurelle ambitieuse, varier son montant selon l’âge, les régions.


La brèche est énorme et le patron du Medef s’y engouffre en fanfare. Pierre Gattaz, qui a augmenté en 2013 sa rémunération de patron de Radiall de 29 % (420 000 euros), claironne partout qu’il est d’accord avec Pascal Lamy et réclame « un Smic intermédiaire » pour les chômeurs de longue durée et les jeunes sans formation. Tollé, y compris dans son camp. Laurence Parisot, sa prédécesseure, dénoncera « une logique esclavagiste ». Mais de débat véritable de fond sur le sujet, il n’y en aura pas. Faut-il en finir avec le Smic à la française ? Entretien avec l’économiste Éric Heyer, directeur adjoint du département analyse et prévention de l’OFCE.

Eric HeyerE


Le salaire minimum français est-il trop élevé et donc un problème pour notre économie ?

Penser que le problème de la France et du chômage de masse repose sur un salaire minimum trop élevé est absurde. Juste avant la crise économique, en 2007, le chômage était à 7 %. Aujourd’hui, il est à 10 %. Durant cette période, le Smic n’a pas été revalorisé, il a seulement suivi l’inflation. Il n’est donc pas responsable de l’augmentation du chômage de trois points. C’est en raison de l’absence de croissance économique, de faibles carnets de commandes que les entreprises n’embauchent pas et licencient. Avec le même niveau de Smic en 2007, nous étions à 7 % de chômage et la courbe baissait puisque le chômage était à 6,8 % au premier trimestre 2008 !


Mais un Smic plus bas, plus souple créerait-il des emplois comme le martèle le Medef ?

Il n’y a pas d’étude définitive sur la question et il est compliqué d’y répondre car le Smic, comme tout salaire, est ambivalent. Il est à la fois une notion de coût pour l’entreprise mais aussi une notion de demande. C’est très difficile de prendre en compte les deux aspects. Si on se focalise sur le coût, plus on le baisse, plus on va créer des emplois, de 35 000 à 50 000 emplois si on baissait de 1% le Smic. Mais lorsqu’on baisse le Smic, on baisse également la demande. Par conséquent, les écarts sont encore plus faibles et on peut détruire des emplois. Les seules études qui prennent les deux aspects en compte indiquent que pour 1 % de baisse du Smic, cela créerait autour de 2 500 à 3 000 emplois. C’est très marginal.


Les économistes Aghion, Cette et Cohen prônent un Smic qui varierait selon l’âge et la région, le patronat un sous-Smic jeunes, chômeurs, apprentis. Qu’en pensez-vous ?

La question de l’âge est une très mauvaise façon d’aborder la problématique du Smic. Créer un salaire plus faible pour les moins de 25 ans est ridicule. La population des moins de 25 ans est très hétérogène avec des jeunes surqualifiés qui devraient être payés bien au-dessus du Smic, des jeunes qui sont normalement qualifiés et d’autres qui ne sont pas du tout qualifiés. La catégorie “jeunes” ne veut rien dire. Il ne faut pas imposer de critère d’âge, à la limite un critère de qualification mais cela existe déjà.

8 % des jeunes aujourd’hui sont en dessous du Smic, les apprentis, les contrats aidés, etc. Les 150 000 jeunes qui sortent sans diplôme qualifiant du système scolaire, effectivement, pour eux, le Smic est trop élevé. Une entreprise ne va pas les embaucher au niveau du Smic non pas parce qu’ils sont jeunes mais parce qu’ils ne sont pas qualifiés. Pour eux, il faut donc créer un contrat où le salaire sera inférieur au Smic. Le risque n’est pas de créer un Smic jeunes mais que des jeunes plus qualifiés se retrouvent finalement avec un salaire plus faible que le Smic car le marché du travail fait qu’ils n’ont pas trop le choix. On a vu dans les pays qui ont mis en place “un smic jeunes”, comme au Royaume-Uni, le fiasco que cela fut.



Le Smic à 1 700 euros, revendication du Front de gauche, de la CGT, c’est possible, réaliste ?

En toute logique, il faudrait que le Smic progresse comme la productivité des travailleurs et comme l’inflation. Mais il est très difficile de savoir comment progresse la productivité. Une augmentation trop forte du Smic serait nuisible comme une augmentation trop faible. Donner un chiffre – 1 700 euros – cela ne veut rien dire. La progression doit dépendre du contexte économique et de la structure de votre économie.

Si vous êtes dans une économie avec de l’inflation, une productivité du travail qui progresse, pourquoi ne pas faire progresser le Smic et atteindre 1 700 euros ? Mais si vous êtes dans un contexte d’inflation extrêmement faible et de productivité qui ne progresse plus, alors, c’est une hérésie de l’augmenter. Il n’y a pas de remède tout fait. Je ne trouve d’ailleurs pas idiot la mise en place d’une commission Smic avec des experts indépendants – et non hostiles par principe au Smic – qui essaient chaque année de répondre à la question de la progression du salaire minimum sans que cela handicape l’offre et la demande.



François Hollande a fait de la croissance du PIB le nouveau et seul vrai paramètre de la progression du Smic. Est-ce le bon ?

Hollande parle de “croissance”, moi de “croissance de la productivité”. C’est effectivement le bon paramètre si j’ouvre un bouquin de macro-économie. Mais dans la réalité, il est statistiquement très difficile de mesurer rapidement la vraie valeur de la croissance économique. La valeur de l’indicateur croissance pour l’année 2014 comme celle de l’indicateur productivité ne seront connues que dans deux ans, en 2016. On va donc nous dire que la croissance est nulle donc on n’augmente pas le Smic et puis finalement la dernière version de l’Insee, dans deux ans, dira qu’il y a eu un point de croissance de plus. On fait un Smic rétroactif ? Ça ne colle pas !

« Les Allemands font le Smic au bon moment »

Autre critique récurrente : le Smic est responsable de la compression des salaires…
Tout dépend du contexte conjoncturel et de la structure économique. Le Smic peut effectivement compresser les salaires. Notre travail à l’OFCE s’est attaché à démontrer que tous les salaires ne bénéficient pas de l’augmentation du Smic. Si on l’augmente de 1 %, la répercussion de cette augmentation va jusqu’à 1,4/1,5 fois le Smic mais au-delà il n’y a plus trop d’impact. Les autres salaires progressent moins vite et donc les smicards rattrapent les autres. Si vous augmentez trop vite le Smic, en période de croissance nulle, puisque le chômage est élevé, les autres salaires ne vont pas progresser et seront rattrapés par le Smic. Cela aura un effet de compression de la hiérarchie des salaires. En revanche, si vous augmentez les salaires en même temps que la productivité, que la croissance économique, alors tous les salaires vont progresser au même rythme que le Smic. Donc là, l’augmentation du Smic n’aura pas de répercussion sur le tassement des salaires.


Le Smic français est certes l’un des plus élevés d’Europe. Mais comment vivre avec le Smic ? Une famille peut-elle vivre avec un seul Smic à un temps partiel dans une métropole comme Paris ?
Si vous avez un contrat de 35 heures, ce n’est pas la même chose qu’un contrat de 18 ou 24 heures. Je peux être au Smic mais à temps partiel, ce qui n’est pas comme être à temps plein. Le Smic n’est pas une garantie mensuelle. C’est une garantie horaire. Or pour vivre, il vaut mieux avoir des garanties mensuelles ou annuelles. Les travailleurs pauvres en France sont des personnes qui sont à temps partiel. Ce n’est pas une question de Smic ou pas, c’est une question de temps de travail, temps plein ou partiel. On voit bien que ce n’est pas une bonne approche l’idée qu’avec un Smic plus élevé, on limitera la pauvreté.
En économie, on apprend dès la première année qu’il faut que le salaire du salarié soit égal à sa productivité. Si vous mettez en place un Smic élevé, toutes les personnes qui ont une productivité faible sont exclues du marché du travail. Si on fait un portrait type rapide, ce serait un jeune peu diplômé.


Vraie révolution, l’Allemagne passe au Smic (en janvier 2015). Il sera moins élevé qu’en France (8,5 euros de l’heure contre 9,53) et tolérera de nombreuses exceptions. Faut-il voir là une convergence de politique économique entre les deux pays ? Les économies allemande et française se rapprochent-elles ?
C’est bien de mettre en place un Smic en Allemagne car ce pays a un niveau de pauvreté supérieur à la France. Elle a réglé le problème du chômage (5 %) mais elle n’a pas réglé le problème de la pauvreté. On voit bien la logique allemande. Au début des années 2000, il s’agissait de dire : on va gagner en compétitivité sur les pays partenaires en créant des emplois à des salaires horaires extrêmement faibles (1, 2, 3, 4 euros) pour deux millions et demi d’Allemands qui gagnaient moins de 4 euros de l’heure. Cela a permis aux entreprises allemandes de gagner en compétitivité donc d’embaucher et de faire baisser le taux de chômage mais la contrepartie a été la recrudescence des travailleurs pauvres.
L’avantage des Allemands, c’est qu’ils ont gagné sur tout le monde. Ils ont restauré leurs marges. Ces marges leur ont permis d’investir en recherche et développement donc de monter en gamme en dopant la productivité. Augmenter les salaires en même temps que la productivité, ce n’est pas du tout une perte de compétitivité. C’est assez malin d’avoir fait ce qu’ils ont fait, en bénéficiant d’une conjoncture favorable. Ils font maintenant le Smic au bon moment.
Si la productivité des Allemands progresse plus vite que celle des Français, même si on a un salaire horaire identique, le coût sera plus faible en Allemagne qu’en France. Ce qui est important, ce n’est pas uniquement le salaire horaire mais aussi comment progresse la productivité des salariés. De ce point de vue là, pour l’instant, nous avions en France une croissance de la productivité qui était plus rapide qu’en Allemagne mais ces dernières années, on voit bien que ce n’est plus le cas. Si la tendance récente se confirme jusqu’en 2020, on peut arriver à une situation où nous aurons le même salaire horaire mais puisque la productivité serait plus élevée en Allemagne, la compétitivité restera à l’avantage de l’Allemagne par rapport à la France.


Quasiment tous les pays d’Europe ont un salaire minimum. À défaut de les harmoniser, un rapport de la commission aux affaires sociales de l’Union européenne préconise un salaire minimum identique au niveau des branches (lire ici le premier volet de notre série). Y êtes-vous favorable ?
Tout dépend de ce qu’on attend. Il y a un théorème en économie qui dit que chaque instrument ne doit avoir qu’un seul objectif et à partir du moment où vous fixez plusieurs objectifs à l’instrument, celui-ci devient inefficient. Quel est l’objectif du Smic ? Est-ce d’avoir des coûts comparables pays par pays, secteur par secteur ? Est-ce la lutte contre la pauvreté, l’intégration des jeunes ? Ou a-t-il simplement comme objectif de fixer un niveau de salaire qui est raisonnable pour pouvoir vivre et qui correspond à la valeur du travail ? Aux États-Unis, c’est vraiment la logique qui compte : savoir quelle est la valeur du travail en dessous de laquelle il est indécent de payer quelqu’un. C’est ce que nous devrions avoir en tête. Si on veut lutter contre la pauvreté, il y a d’autres instruments que le Smic : les allocations, les aides au logement, etc. Si vous voulez influer sur la compétitivité, vous avez le taux de change, etc.
La seule question qu’on devrait se poser, c’est à partir de quel salaire horaire il devient indécent de payer une personne. C’est la vraie question que l’Europe doit se poser. Il ne faut pas un même salaire horaire en Europe. Si l’idée est d’arriver à un même salaire, on le fera par le bas et on obtiendra le salaire des Bulgares (159 euros mensuels). Ce n’est pas le niveau de salaire qu’il faut regarder mais le niveau relatif des salaires, compte tenu des prix de l’immobilier, du coût de la vie, etc. Il faut sortir des histoires de compétitivité. La compétitivité se gagne par la productivité, non pas par des baisses de salaires minimum.


Une des principales mesures du pacte de responsabilité prévoit la suppression des charges pour l’employeur d’un salarié payé au Smic. Créera-t-elle des emplois ou aura-t-elle des effets pervers en décourageant les employeurs d’embaucher à des salaires supérieurs au Smic ?
Cela aura un impact positif sur l’emploi. Quand vous baissez le coût du travail, forcément, vous créez des emplois. L’effet global du pacte, ce sont deux phénomènes : d’un côté, trente milliards de baisses de charges qui auront un aspect positif sur l’emploi et de l’autre, le financement de ces baisses de charges qui a un impact négatif sur l’emploi. C’est la somme des deux qui est importante. Mais il ne faut pas attendre grand-chose du pacte. L’aspect positif va être en partie compensé par l’aspect négatif du financement.


Pourquoi l’histoire du Smic est-elle si mouvementée en France ?
Quand vous êtes dans un pays avec des syndicats forts, il n’y a pas de Smic. En Allemagne, les syndicats n’en ont pas voulu pendant longtemps, préférant que ce soit négocié branche par branche. En France, les syndicats sont faibles et c’est l’État qui a décidé d’un salaire pour l’ensemble des secteurs de l’économie. Lorsque vous agissez ainsi, vous avez pour certains secteurs un dynamisme, pour d’autres, non.

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