lundi 22 décembre 2014

Leçon de stratégie politique à l’usage de ceux qui veulent changer le monde

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Je sais pertinemment que la clé pour comprendre l’histoire des cinq siècles passés est l’émergence de catégories sociales spécifiques, appelées “classes”. Laissez-moi vous raconter une anecdote. Quand le mouvement des Indignés a commencé, sur la place de la Puerta del Sol, des étudiants de mon département, le département de sciences politiques de l’Université Complutense de Madrid, des étudiants très politisés (ils avaient lu Karl Marx et Lénine) se confrontaient pour la première fois de leur vie à des gens normaux.

Ils étaient désespérés : “Ils ne comprennent rien ! On leur dit qu’ils font partie de la classe ouvrière, même s’ils ne le savent pas !” Les gens les regardaient comme s’ils venaient d’une autre planète. Et les étudiants rentraient à la maison, dépités, se lamentant : “ils ne comprennent rien”.

[A eux je dis], “Ne voyez-vous pas que le problème, c’est vous? Que la politique n’a rien à voir avec le fait d’avoir raison ?” Vous pouvez avoir la meilleure analyse du monde, comprendre les processus politiques qui se sont déroulés depuis le seizième siècle, savoir que le matérialisme historique est la clé de la compréhension des mécanismes sociaux, et vous allez en faire quoi, le hurler aux gens ? “Vous faites partie de la classe ouvrière, et vous n’êtes même pas au courant !”

L’ennemi ne cherche rien d’autre qu’à se moquer de vous. Vous pouvez porter un tee-shirt avec la faucille et le marteau. Vous pouvez même porter un grand drapeau, puis rentrer chez vous avec le drapeau, tout ça pendant que l’ennemi se rit de vous. Parce que les gens, les travailleurs, ils préfèrent l’ennemi plutôt que vous. Ils croient à ce qu’il dit. Ils le comprennent quand il parle. Ils ne vous comprennent pas, vous. Et peut-être que c’est vous qui avez raison ! Vous pourrez demander à vos enfants d’écrire ça sur votre tombe : “il a toujours eu raison – mais personne ne le sut jamais”.

En étudiant les mouvements de transformation qui ont réussi par le passé, on se rend compte que la clé du succès est l’établissement d’une certaine identification entre votre analyse et ce que pense la majorité. Et c’est très dur. Cela implique de dépasser ses contradictions.

Croyez-vous que j’aie un problème idéologique avec l’organisation d’une grève spontanée de 48 ou même de 72 heures ? Pas le moins du monde ! Le problème est que l’organisation d’une grève n’a rien à voir avec combien vous ou moi la voulons. Cela a à voir avec la force de l’union, et vous comme moi y sommes insignifiants.

Vous et moi, on peut souhaiter que la terre soit un paradis pour l’humanité. On peut souhaiter tout ce qu’on veut, et l’écrire sur des tee-shirts. Mais la politique a à voir avec la force, pas avec nos souhaits ni avec ce qu’on dit en assemblées générales. Dans ce pays il n’y a que deux syndicats qui ont la possibilité d’organiser une grève générale : le CCOO et l’UGT. Est-ce que cette idée me plaît ? Non. Mais c’est la réalité, et organiser une grève générale, c’est dur.

J’ai tenu des piquets de grève devant des stations d’autobus à Madrid. Les gens qui passaient là-bas, à l’aube, vous savez où ils allaient ? Au boulot. C’étaient pas des jaunes. Mais ils se seraient faits virer de leur travail, parce qu’à leur travail il n’y avait pas de syndicat pour les défendre.Parce que les travailleurs qui peuvent se défendre ont des syndicats puissants. Mais les jeunes qui travaillent dans des centres d’appel, ou comme livreurs de pizzas, ou dans la vente, eux ne peuvent pas se défendre.

Ils vont se faire virer le jour qui suivra la fin de la grève, et ni vous ni moi ne serons là, et aucun syndicat ne pourra garantir qu’ils pourront parler en tête-à-tête avec le patron et dire : “vous feriez mieux de ne pas virer cet employé pour avoir exercé son droit de grève, parce que vous allez le payer”. Ce genre de choses n’existe pas, peu importe notre enthousiasme.

La politique, ça n’est pas ce que vous ou moi voudrions qu’elle soit. Elle est ce qu’elle est, terrible. Terrible. Et c’est pourquoi nous devons parler d’unité populaire, et faire preuve d’humilité. Parfois il faut parler à des gens qui n’aiment pas notre façon de parler, chez qui les concepts qu’on utilise d’habitude ne résonnent pas. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Que nous nous faisons avoir depuis des années. Le fait qu’on perde, à chaque fois, implique une seule chose : que le “sens commun” des gens est différent de ce que nous pensons être juste. Mais ça n’est pas nouveau. Les révolutionnaires l’ont toujours su. La clé est de réussir à faire aller le “sens commun” vers le changement.

César Rendueles, un mec très intelligent, dit que la plupart des gens sont contre le capitalisme, mais ne le savent pas. La plupart des gens sont féministes et n’ont pas lu Judith Butler ni Simone de Beauvoir. Il y a plus de potentiel de transformation sociale chez un papa qui fait la vaisselle ou qui joue avec sa fille, ou chez un grand-père qui explique à son petit-fils qu’il faut partager les jouets, que dans tous les drapeaux rouges que vous pouvez apporter à une manif. Et si nous ne parvenons pas à comprendre que toutes ces choses peuvent servir de trait d’union, l’ennemi continuera à se moquer de nous.

C’est comme ça que l’ennemi nous veut : petits, parlant une langue que personne ne comprend, minoritaires, cachés derrière nos symboles habituels. Ca lui fait plaisir, à l’ennemi, car il sait qu’aussi longtemps que nous ressemblerons à cela, nous ne représenterons aucun danger.

Nous pouvons avoir un discours très radical, dire que nous voulons faire une grève générale spontanée, parler de prendre les armes, brandir des symboles, tenir haut des portraits de grands révolutionnaires à nos manifestations – ça fait plaisir à l’ennemi ! Il se moque de nous ! Mais quand on commence à rassembler des centaines, des milliers de personnes, quand on commence à convaincre la majorité, même ceux qui ont voté pour l’ennemi avant, c’est là qu’ils commencent à avoir peur. Et c’est ça qu’on appelle la politique. C’est ce que nous devons apprendre.

Il y avait un gars qui parlait de Soviets en 1905. Il y avait ce chauve, là. Un génie. Il comprit l’analyse concrète de la situation. En temps de guerre, en 1917, en Russie, quand le régime s’effondra, il dit une chose très simple aux Russes, qu’ils soient soldats, paysans ou travailleurs. Il leur dit “pain et paix”.

Et quand il dit ces mots, “pain et paix”, qui était ce que tout le monde voulait (la fin de la guerre et de quoi manger), de nombreux Russes qui ne savaient plus s’ils étaient “de gauche” ou “de droite”, mais qui savaient qu’ils avaient faim, dirent : “le chauve a raison”. Et le chauve fit très bien. Il ne parla pas au peuple de “matérialisme dialectique”, il leur parla de “pain et de paix”. Voilà l’une des principales leçons du XXe siècle.

Il est ridicule de vouloir transformer la société en imitant l’histoire, en imitant des symboles. Les expériences d’autres pays, les événements qui appartiennent à l’histoire ne se répètent pas. La clé c’est d’analyser les processus, de tirer les leçons de l’histoire. Et de comprendre qu’à chaque moment de l’histoire, si le “pain et paix” que l’on prononce n’est pas connecté avec les sentiments et les pensées des gens, on ne fera que répéter, comme une farce, une tragique victoire du passé.

L’intervention (traduite ci-dessus) est disponible en version originale ici : https://www.youtube.com/watch?v=6-T5ye_z5i0&feature=youtu.be

jeudi 6 novembre 2014

En Bretagne, le non-sens paysan.

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Crise avicole, porcine, légumière, environnementale, crise du lait. Le modèle agricole breton perd les bras et la tête. L’occasion de changer de direction ? Surtout pas ! répondent les principaux acteurs. Enquête sur un modèle agricole épuisé.
Finistère, de notre envoyé spécial.


-  « On est dans le mur et on accélère. Là, c’est le bloc moteur qui est touché, mais quand ce sera l’habitacle, eh bien…, ce sera la révolution. » Gildas Leost, producteur de lait à Plabennec, près de Brest, n’a rien d’un excessif. À 52 ans, il fait partie des bons élèves de la production agricole bretonne. 85 vaches sur 75 hectares, une production de lait multipliée par trois depuis son installation. Et pourtant, il gagne moins. La Bretagne agricole va mal, ce n’est un secret pour personne. Les dossiers emblématiques de Gad, Doux, Tilly-Sabco (ces entreprises phares de l’agroalimentaire régional qui ont fait parler d’elles pour leurs plans sociaux), les coups de colère sporadiques, comme à Morlaix fin septembre, ne sont cependant que la partie émergée de l’iceberg.



Pour reprendre les mots de Jean-Paul Vermot, conseiller municipal PS (opposition) de Morlaix, « la Bretagne n’a plus le moral, on vit la fin d’un modèle », ou ceux d’Agnès Le Brun, maire UMP de la même ville, « c’est désormais une bombe à fragmentation ». « Il y a toujours eu des crises mais là, beaucoup de secteurs sont touchés en même temps. Sur le terrain, c’est clair que le climat n’est pas favorable », abonde Marie-Louise Hellequin, présidente de MSA-Armorique, la Sécu des agriculteurs. « Il faudra pas s’étonner si ça part en sucette », dit un membre de Jeunes agriculteurs.
Ce n’est pas une crise mais un ensemble de crises, qui touchent tous les secteurs : le porc comme la volaille, le lait comme les légumes. Les causes sont nombreuses, parfois récentes mais souvent anciennes, liées très directement au modèle choisi par la Bretagne dans les années 1960. La crise est particulièrement dure au niveau régional, mais se retrouve aussi au niveau national. En témoigne la journée d'action nationale de la FNSEA, ce mercredi 5 novembre. Elle a notamment pour mot d'ordre «produire français pour manger français», mais elle vise avant tout à dénoncer les normes environnementales en vigueur ou envisagées.







À Morlaix, dans le Finistère, la ville porte encore les stigmates du dernier coup de colère des paysans. C’était le 19 septembre au soir (voir la vidéo ci-dessous). Une centaine de tracteurs (200 selon d’autres sources) ont déboulé dans la ville depuis trois routes différentes. Le centre MSA ainsi que l’hôtel des impôts ont été incendiés. Les plaques d’immatriculation des véhicules agricoles étaient camouflées, les agriculteurs au volant cagoulés. La police n’a trouvé qu’un péquin à arrêter, même pas un paysan. Ce bonnet rouge de 40 ans, chômeur, a été mis en examen pour « destruction et dégradation par moyen dangereux ». Ses défenseurs crient au lampiste.




Cette nuit du 19 septembre a marqué les esprits. Le socialiste Jean-Paul Vermot n’en revient toujours pas : « C’était une ambiance de guérilla urbaine, les gens ont vraiment eu peur. » Sans excuser les exactions, l’élu, qui a échoué à prendre la mairie en 2014 – la ville est restée à droite –, fournit cette explication : « Visiblement, le fait déclencheur est le suicide d’un jeune agriculteur qui venait de recevoir un appel de cotisations MSA. » Souvent présenté comme le grand manitou des producteurs de légumes de la région, Jean-François Jacob, président de la Sica Saint-Pol-de-Léon (premier groupement de producteurs de légumes et de fleurs en Bretagne, plus de 1 000 exploitants), confirme à demi-mots : « La fiscalité n’est pas adaptée, alors que notre activité a de gros besoins de main-d’œuvre. La MSA prend 42 % du revenu d’un exploitant, à quoi s’ajoute la fiscalité traditionnelle. D’où le coup de colère. »


Les événements de Morlaix sont le signe le plus évident de la crise, mais pas les seuls. Quelques chiffres parlent d’eux-mêmes.


Prenons le porc breton. 6 000 éleveurs en Bretagne en 2013 – ils étaient 9 000 en 2000 –, près de 60 % des 25 millions de porcs produits chaque année en France et 31 000 emplois pour la filière (tous les chiffres ici). En un an, le prix du kilo de barbaque sur le marché au porc de Plérin (Côtes-d'Armor), la référence nationale, a perdu 30 centimes. Aujourd’hui, ce même kilo coûte 1,50 euro à produire et se vend 1,45 euro, en comptant les 15 centimes de prime s’il correspond exactement, en termes de poids et de taille, aux standards des abattoirs (nous y reviendrons dans un prochain article).
Même chose dans le lait. 51 millions d’hectolitres de lait produits en 2014, près de 14 000 livreurs (producteurs, en baisse de 9 % en dix ans), 727 000 vaches. Gildas Leost, que nous rencontrons dans un café à côté de Brest, avec deux autres producteurs de lait, ne prend pas même la peine de commander à boire. Il est venu avec un dossier, en extirpe quatre documents : les deux premiers sont des factures de livraison de fuel, l’une de 1997, l’autre de 2014, les deux autres sont des factures fournies par la laiterie pour son lait, aux mêmes dates ou presque.

En 1997, le litre de fuel est moins cher que le litre de lait, en 2014, le


premier coûte deux fois plus que le second. « Le problème, il est là, devant vous, et il est très clair », dit-il en serrant ses papiers. Ses deux collègues, producteurs de lait comme lui, abondent. Et surtout, ils soulignent que la fin des quotas laitiers européens, prévue au 1er avril 2015, va finir d’achever une profession déjà mise à mal en 2009, dans ce qu’on appelait (déjà !) la crise du lait.




Le marché des légumes ne se porte pas mieux… De presque 6 000 producteurs en 2000, on est passé à 4 200 en 2010. Et la crise empire à présent. Jean-François Jacob, de la Sica, dresse la chronologie : « À partir de mi-août 2013, on voyait que la crise économique commençait à peser sur la dynamique de consommation en France notamment. À l’automne 2013, la grande distribution se fait la guerre, à coups de comparateurs de prix. Et quand la grande distribution se fait la guerre, les morts sont dans les campagnes. L’hiver 2013-2014 a été doux pour tout le monde (comprendre en Europe – ndlr), du coup, notre avantage est rogné. Et là, l’embargo russe (sur les produits alimentaires européens), qui fut le détonateur. On a évalué la casse russe, c’est des milliards d'euros! »

L’embargo russe ! La mère de toutes les batailles actuelles. Si le consommateur ne comprend pas bien comment les affrontements de Donetsk et l’annexion de la Crimée ont pu provoquer l’incendie de la MSA ou du centre des impôts à Morlaix, le patron de la Sica se charge de le lui expliquer. « On est sur le marché mondial ici ! On exporte 40 % de notre production. » « Depuis les années 1990, il y a une distorsion manifeste de concurrence sur la main-d’œuvre, avec notamment l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans l’Europe. Un fait encore renforcé dans les années 2000 avec les pays de l’Est. L’Allemagne a multiplié par 5 en 7 ans sa production légumière », poursuit Jacob.

Rejoint, sur le même sujet, par Jean-François Joly, le directeur du Marché du porc breton, à Plérin : « On est sur un marché mondial, européen et français. » Dans cet ordre ? Oui, dans cet ordre. L’embargo russe, vu par le même Joly ? « Les fonctionnaires européens sont en guerre contre la Russie, oui, mais la guerre, ils la font avec nos producteurs. »

Un pacte sans avenir ?

C’est le cœur du – de l’un des – problème(s). Dans les années 1960, quand de Gaulle et son ministre Pisani ont décidé de faire de la Bretagne le centre de production national de denrées alimentaires, ils pensaient d’abord à nourrir les Français, traumatisés par la guerre et l’après-guerre et leur litanie de tickets de rationnement. Il s’est trouvé justement, à cette époque, en Bretagne, des oreilles fort réceptives, à commencer par celles d’Alexis Gourvennec (un portrait piquant ici, un éloge par là).

Alexis Gourvennec dans les années 1970.
Alexis Gourvennec dans les années 1970. © DR

En Bretagne, il fait encore aujourd’hui figure de messie. C’est lui, avec quelques autres de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC), qui va rebondir sur le schéma gaulliste. Sortant la Bretagne de son archaïsme, de son enclavement, en devenant, à elle toute seule ou presque, le fer de lance de la France rassasiée. Aux Bretons la bidoche, les veaux, vaches, cochons, aux Bretons les légumes, aux Bretons les engrais, les tracteurs et les innovations made in Inra (Institut national de recherche agronomique, public) !






Aux Bretons les progrès fulgurants, à tel point que l’exportation vers les autres pays d’Europe, à commencer par la Grande-Bretagne, proximité oblige, s’est imposée d’elle-même. D’autant plus facilement que l’Europe elle-même, d’abord la CEE puis l’UE, était très demandeuse. Le « modèle agricole breton » doit d’ailleurs autant à Bruxelles qu’à de Gaulle, à bien y regarder. Et de l’Europe au monde, il n’y a qu’un pas.

Et c’est ainsi qu’on trouve, en 2014, un Thierry Merret, président de la FDSEA Finistère et producteur de légumes à Taulé, déclarer: « La Bretagne est et doit rester une terre d’expédition, sinon on va disparaître. » Avant d’ajouter, crânement : « On a un avenir pour la production légumière, tout comme porcine ou aviaire. Si les Chinois sont venus chez nous ce n’est pas pour rien ! »

Cet ultralibéralisme débridé a son revers, que les producteurs font aujourd’hui mine de découvrir. David Louzaouen, secrétaire général des Jeunes agriculteurs (JA) du Finistère et porcher lui-même, s’insurge : « En Allemagne, ils ont la main-d’œuvre à bas coût des pays de l’Est, en France on a les 35 heures… » Même l’UMP Agnès Le Brun en convient, l’un des problèmes du modèle breton, c’est qu’il est « dogmatisé, idéologisé ». Du coup, le dialogue est compliqué avec les pouvoirs publics. D’autant qu’un autre paramètre est entré (ou revenu) en jeu ces dernières années, le sentiment breton (appelons-le comme ça), qui prend souvent des allures de ressentiment breton.




Jean-François Jacob, de la Sica : « Le désenclavement de la Bretagne, c’est notre gros sujet. Il faut garder les gens au pays et redonner de la fierté aux paysans. À Paris ils peuvent nous considérer comme des râleurs mais on n’est pas des menteurs, on est des bâtisseurs. » « Décider, vivre et travailler en Bretagne » en somme. Le slogan des Bonnets rouges. Tous n’en font pas partie parmi les producteurs rencontrés, mais tous, à tout le moins, s’y reconnaissent. Car, comme le dit Sébastien Louzaouen, producteur de lait et président des Jeunes agriculteurs 29 (le cousin de David, secrétaire général du même syndicat, cité plus haut), « en Bretagne, on est excentrés et moins écoutés. On est loin de tout ».






Le président de la FDSEA 29, Thierry Merret, n’a pas ces scrupules puisqu’il est aussi porte-parole des Bonnets rouges et l’une de ses deux figures tutélaires. Quand on lui fait remarquer que le maintien de la gratuité des routes est assuré et que le projet d’écotaxe est abandonné, les deux revendications des BR, il répond : « Les Bonnets rouges, ça continue ! » Alors quoi ? « Il y a encore quatre points historiques à notre combat : relocalisation des décisions (comprendre la fin du jacobinisme - ndlr), fin du dumping social (comprendre les travailleurs de l’Est en Allemagne - ndlr), simplification administrative. » Trois sur quatre, on n'aura jamais le quatrième durant l’entretien.

Le centre des impôts incendié à Morlaix
Le centre des impôts incendié à Morlaix © CG



Ayant défilé au côté des Bonnets rouges, la maire de Morlaix Agnès Le Brun est bien placée pour en parler. « Il y a un paradoxe breton : à la fois ouvert sur l’extérieur et en même temps attaché à ses origines, sa culture. Les Bonnets rouges, c’est quoi ? Au mieux une conjonction, au pire une agglomération hétérogène. Thierry Merret et Christian Troadec (maire divers gauche de Carhaix, second porte-parole des Bonnets rouges - ndlr) sont tous les deux contre le jacobinisme. Troadec pour des raisons populistes et démagogiques. Merret, c’est autre chose, il est d’accord pour se développer mais il a cette poche d’amertume des Bretons. Il s’insurge contre la double peine, ce double jacobinisme de l’État et de la région. Or Rennes, ce n’est pas le Finistère. »

De ce point de vue, il n’est pas étonnant que le pacte d’avenir pour la Bretagne, signé en fanfare à Rennes fin 2013 pour répondre au mouvement contre l’écotaxe, ait fait long feu. Le pacte, ou plutôt Emglev Evit Dazont Breizh (le pacte complet ici), vu par Gwenegan Bui, député PS du Finistère, donne ceci : « Avec 2 milliards d’euros dont 1 milliard destiné au renouveau de l’agriculture et de l’agroalimentaire, le pacte d’avenir est la première pierre qui doit nous aider à reconstruire les piliers de la Bretagne que sont la valorisation de notre terre et notre capacité à innover » (lire ici).
À quoi répond Agnès Le Brun : « Le pacte d’avenir, c’était du pipeau, un recyclage d’argent déjà annoncé, voire déjà engagé. » Thierry Merret disait la même chose en janvier dernier dans un communiqué, ajoutant que les mesures étaient « uniquement destinées à sacrifier le soi-disant modèle breton sur l’autel des dogmes écologistes » (lire ici).

«Produire le plus possible pour le moins cher possible»

Le volet environnemental du pacte est-il si terrible ? La lecture du document et de son annexe, le plan agricole et agroalimentaire pour l’avenir de la Bretagne, ne le laisse pas deviner. On y parle plus volontiers de « grand rattrapage », d’« accompagnement des mutations agricoles », de « scénario ambitieux de rebond ». Certes, le point 1.3 du plan agricole et agroalimentaire pour l’avenir de la Bretagne est bien estampillé « Environnement ».

Jean-Marc Ayrault, premier ministre, signe le pacte d'avenir pour la Bretagne


Jean-Marc Ayrault, premier ministre, signe le pacte d'avenir pour la Bretagne © DR

En termes généraux, on y appelle à « continuer les efforts déjà consentis par un dialogue apaisé et un accompagnement indispensable » concernant la qualité de l’eau ; et on y parle de « valorisation du biogaz et de la chaleur issus de la méthanisation ». La méthanisation, c’est le nouveau mantra en Bretagne. Même si les agriculteurs, eux, sont plus sceptiques. À l’image de Sébastien Louzaouen des JA : « La méthanisation, c’est de l’enfumage. Déjà, ça coûte un million et en plus le tarif de rachat de l’électricité est trop faible. »

Le pacte crée par ailleurs un nouveau régime, d’enregistrement, pour les installations classées pour la protection de l’environnement, à mi-chemin entre la simple déclaration et la demande d’autorisation (toutes les explications ici). En clair, sur ce seul dossier de l’élevage intensif, le pacte a plutôt simplifié la vie des producteurs.
Pas de quoi rassurer les associations environnementales. François de Beaulieu nous reçoit chez lui à Morlaix. Militant depuis plus de trente ans à Bretagne vivante, l’une des plus importantes associations environnementales de la région – « 3 000 adhérents, 65 salariés, 117 sites protégés » –, il en a été administrateur avant de redevenir simple adhérent. Ça démarre plutôt bien : « Les agriculteurs ont l’impression de faire et d’avoir fait des efforts, c’est sûr. Faire des bandes enherbées entre leurs champs et les rivières, diminuer les intrants à l’hectare, ce sont des efforts. » Puis ça se complique : « Le problème, c’est qu’on est toujours dans le même modèle, imposé par l’Europe, celui du productivisme : produire le plus possible pour le moins cher possible. »

Bretagne vivante est considérée comme une association modérée. Au contraire de Sauvegarde du Trégor, un agrégat d’associations en fait, dont Yves-Marie Le Lay est membre. Il vit à Locquirec, juste en face de Saint-Michel-en-Grève où un cheval est mort à cause des algues vertes en juillet 2009. Dans sa maison « bioclimatique » (on appelait ça comme ça en 1984), il raconte une rude bataille. « La propagande des agriculteurs, c’est de dire : on fait des efforts. Il y a deux groupes d’agriculteurs : une grosse majorité de productivistes, prisonniers, enfermés dans leur modèle, et une petite minorité qui réfléchit. Je ne dis pas que dans le bloc majoritaire, il n’y a pas des agriculteurs qui font preuve de bonne volonté. Mais pas tous. »

Passé le pacte, le ministère de l’agriculture vante à présent son plan « agro-écologique », pour un modèle de production « plus économe en intrants et en énergie, tout en assurant durablement leur compétitivité ». À l’analyse des mesures envisagées, le scepticisme gagne. Car le ministère parie surtout sur la bonne volonté des paysans. « Les politiques ne veulent pas engager le bras de fer. Il y a une allégeance des politiques mais plus encore des administrations », note, amer, Yves-Marie Le Lay. Yvon Cras, producteur laitier bio, membre de la Confédération paysanne, est moins virulent : « Quand c’est appliqué, l’agroécologie, ça répond à tout : climat, environnement, économie, social. Mais le problème, c’est que ce sont des mots. »

Yvon Cras pourrait être qualifié d’agriculteur modèle. À partir de 2008, il est « parti dans le bio ». En 2009, il a installé des panneaux photovoltaïques. Quand nous le rencontrons, dans sa ferme de Plougar, il est fier de montrer sa future installation : une éolienne. Il précise cependant, dans un soupir, que le fabricant a depuis mis la clé sous la porte, tout comme l'entreprise qui lui a fourni ses panneaux photovoltaïques. Signe des temps.

Yvon Cras devant le chantier de sa future éolienne
Yvon Cras devant le chantier de sa future éolienne © CG

Jean-François Jacob, patron des légumiers de la Sica, a une tout autre lecture de la problématique environnementale (ce qui n’a rien d’étonnant, il est vrai). « On fait l’objet de beaucoup de polémiques », nous assure-t-il dans une des salles de réunion du vaste complexe de la Sica, Kerisnel, situé à Saint-Pol-de-Léon. « Depuis vingt ans, on a beaucoup changé les pratiques. Dès 1992-1994, nous avons fait un focus gestion des nitrates dans le sol. En parallèle, nous avons concentré notre recherche sur la résistance des plantes aux maladies, de façon à sélectionner celles qui résistent pour diminuer les intrants. » Thierry Merret est plus direct : « Les paysans ont évolué, ce qui les choque le plus, c’est qu’on vienne leur dire comment ils doivent produire. Alors qu’on arrête les conneries. »
Au vu de l’état écologique de la région bretonne, les « conneries » ne sont cependant pas près de s’arrêter.






Il y a d’abord le problème des algues vertes, phénomène lié à la présence de nitrates dans les eaux des rivières et des nappes phréatiques, qui finissent dans la mer. Ce nitrate provient pour l’essentiel des activités agricoles, notamment de l’épandage d’engrais azoté d’origine minérale ou organique sur les champs. Depuis 1994, un milliard d’euros d’aides publiques a été versé pour la réduction du taux de nitrate dans les eaux (en Bretagne), ce qui a seulement permis de stabiliser ce taux. C’est le ministère de l’écologie qui le dit.






La France vient d’ailleurs de se faire à nouveau taper sur les doigts par l’Europe sur le sujet. Le 4 septembre, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que la France n’avait pas adopté certaines mesures nécessaires pour assurer la mise en œuvre complète et correcte de l'ensemble des exigences de la directive 91/676/CEE de 1991, concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles. Les ministres de l’écologie et de l’agriculture ont pris acte, arguant du fait que de nouveaux plans étaient déjà à l’œuvre. À voir.

Le foncier « déraille »

Les huit bassins versants algues vertes

Les huit bassins versants algues vertes

En Bretagne, les principaux partisans de cet épandage affirment que le niveau de nitrates a déjà baissé. « Dans les rivières, les taux de nitrates baissent, on est en avance sur les autres, qui découvrent seulement maintenant le problème environnemental », soutient par exemple David Louzaouen des JA. Globalement, ils ne sont pas loin d’avoir raison. Dans le détail, c’est un peu plus compliqué. Il y a huit bassins versants en Bretagne touchés par les algues vertes. Tous ont fait l’objet d’un plan bien spécifique engagé depuis 2010. Tous se basent sur le volontariat des producteurs. Or, « le volontariat, ça n’a pas de sens, affirme Yves-Marie Le Lay, tous les plans précédents basés sur le volontariat ont échoué ».

Dans une intéressante étude sur le volontariat en termes de pollution (ici en intégralité), Philippe Le Goffe, économiste à l’agro-campus de Rennes, lui donne raison : « Les engagements non exécutoires et l’absence de contrôle expliquent que les approches volontaires aient une efficacité environnementale faible, bien que positive. Pour éviter ces écueils, les parties contractantes doivent rendre l’accord contraignant. »

C’est exactement ce qui n’a pas été fait pour les huit bassins versants algues vertes bretons. Toutes les chartes de territoire sont basées sur le volontariat des agriculteurs. Tout semble fonctionner, les taux d'adhésion des agriculteurs affichent des résultats honorables, mais la transformation de ces adhésions en baisse concrète des taux de nitrates est loin d'être acquise.
D’une manière générale, l’objectif final, arriver à une concentration de 10 mg/l de nitrates dans les eaux en 2027, semble à la fois lointain et peu réaliste. Yves-Marie Le Lay prend l’exemple de la charte de l’Horn-Guillec, « le pire des plans » selon lui. « On est à 82 mg/l, on demande aux agriculteurs de passer à 64 mg/l en 2015. 64 ! C’est 14 au-dessus de la limite de potabilité de l’eau, 39 au-dessus de ce qui est recommandé pour la consommation humaine, 54 au-dessus du seuil de déclenchement des algues vertes ! »

Le membre de l’association Sauvegarde du Trégor poursuit : « Vous voulez un exemple de la perversité du système ? Dans l’un des huit bassins versants, on demande, dans le cadre du plan algues vertes, à des agriculteurs de baisser leur production de maïs. Ils acceptent globalement. Et puis, un producteur laitier, qui avait 70 hectares d’herbe, prend sa retraite. Que croyez-vous qu’il arrive ? Un éleveur rachète pour y mettre du maïs. »

Sans compter que les plans algues vertes ont un effet pervers : ils font grimper en flèche le prix du foncier. Pour Patrice Madec, producteur de légumes bio à Taulé et membre de la Confédération paysanne, c’est bien simple, les prix « déraillent ». Les producteurs, de porc notamment, ont besoin de surfaces d’épandage. Même avec un prix à l’hectare élevé, c’est toujours moins cher que de devoir se débarrasser autrement de son lisier. Les aides de la PAC, basées sur la taille de l’exploitation, et donc sur le nombre d’hectares cultivés, font aussi monter les prix – d’où la demande régulière de la Confédération paysanne d’un plafonnement des aides PAC. Il y a, enfin, une forme de rétention du côté des Safer « qui sont dirigés par les mêmes paysans qui, du coup, favorisent les modèles qu’ils connaissent ».




Les jeunes qui s’installent, quand ils peuvent s’installer, partent donc avec un lourd fardeau de dette sur le dos. « Dans le Finistère, toutes filières confondues, le prix moyen d’une installation c’est 500 000 euros », dit David Louzaouen des JA. Et encore, il s’agit là d’une moyenne. Ce qui explique, selon Patrice Madec, que « les jeunes ne soient pas plus ouverts que leurs aînés » : « Ils ont énormément investi et sont pris dans l’engrenage : leurs exploitations, plus grandes, coûtent plus cher, nécessitent des salariés. Ils sont obligés de continuer à fond. »

David Louzaouen
David Louzaouen © CG



La situation ne risque pas de s’améliorer. La loi d’avenir pour l’agriculture, adoptée en septembre 2014, a en effet entériné une vieille demande du syndicat ultra-majoritaire FNSEA : créer un statut d’agriculteur pour séparer le bon grain de l’ivraie. En clair, seront considérés comme agriculteurs, et donc éligibles aux aides de la PAC (9 milliards d’euros distribués chaque année par Bruxelles tout de même), ceux qui possèdent un minimum d’hectares ou d’animaux. Comme le dit Xavier Beulin, le patron de la FNSEA, cité par Le Canard enchaîné, « celui qui a deux hectares, trois chèvres et deux moutons n’est pas un agriculteur ». Hors l’inflation des hectares, des élevages, de la productivité en somme, point de salut. Corollaire de cette productivité, l’utilisation des intrants reste plus que jamais nécessaire.






Côté bonne nouvelle, l’utilisation des produits phytosanitaires a tendance à baisser en Bretagne. Selon un document de la Draaf Bretagne de 2011, entre 2008 et 2009, la vente des substances actives a connu une diminution de 8 % (en tonne), puis une diminution de 17 % entre 2009 et 2010 (ici). La tendance semble cependant au moins se stabiliser, voire légèrement augmenter sur les dernières années (lire ici les chiffres pour les engrais).


Mais si l’on prend les chiffres de la chambre de l’agriculture du Finistère, la lecture est tout autre. Les dépenses par hectare de produits phytosanitaires ne montrent plus du tout la baisse indiquée plus haut. La chambre d’agriculture apporte deux explications éclairantes : « L’évolution des types de produits utilisés et de leur prix : ces dernières années, beaucoup d’anciens produits ont été retirés du marché et les molécules de substitution sont souvent plus chères (par exemple sur les haricots et pois). L’évolution des doses : les produits récents sont souvent utilisés à des doses plus faibles et le dispositif d’alerte est amélioré » (ici page 22).

« Il y en a ras-le-bol d’aller à l’enterrement des copains »

Le bon bilan affiché s’en trouve relativisé. « Ce qu’il faut bien comprendre, selon la présidente de la MSA-Armorique, c’est que c’est la question économique qui les fera bouger. Or, les produits phytosanitaires coûtent cher. Donc ça pousse déjà l’agriculteur à en mettre moins. » François de Beaulieu, de Bretagne vivante, n’en est pas si sûr. Pour lui, « le prix des phytosanitaires n’est pas dissuasif ».






Michel Creff, apiculteur professionnel – 300 ruches actives à Trémaouézan –, en sait quelque chose. « Nous avons des pertes de plus en plus importantes, qui représentent environ 30 % de nos ruches chaque année, contre 2 à 5 % autrefois. La seule explication : les neurologiques et les graines enrobées ». Alors certes, poursuit-il, « on réduit les volumes des produits utilisés, mais comme on augmente la toxicité… L’abeille est la sentinelle de l’environnement. Derrière, il y a l’agriculteur, premier touché finalement. » François de Beaulieu est du même avis : « Nous sommes face à un déni total des agriculteurs sur les effets de l’agriculture sur la nature et sur eux-mêmes. »
Une étude au long cours de l’Inserm, la Cohorte Pélagie, menée depuis 2002 sur 3 500 mères et enfants en Bretagne, a été mise en place pour répondre aux préoccupations de santé, en particulier celle des enfants, dues à la présence de composés toxiques dans nos environnements quotidiens. Deux classes de pesticides potentiellement toxiques pour la reproduction et le développement neuropsychologique ont fait l’objet de recherches dans les urines des 600 femmes enceintes : les herbicides de la famille des triazines (atrazine et simazine) et les insecticides organophosphorés. Pour la majorité des femmes, des traces d’insecticides organophosphorés, et notamment de certaines formes dégradées, ont été retrouvées dans leurs urines. Bien que certains d’entre eux soient aujourd’hui interdits.






Devant cet amoncellement de catastrophes, en cours ou à venir, on comprend que l’agriculteur n’ait pas le moral. En 2011, une autre étude avant fait grand bruit. Près de 500 suicides avaient été enregistrés en France par l'Institut de veille sanitaire (InVS) entre 2007 et 2009. Une hécatombe si l'on compare au nombre d'agriculteurs. La MSA-Armorique a pris depuis plusieurs années des mesures, bien avant que le numéro Agri’écoutes soit lancé en grande pompe par la MSA au niveau national au mois d’octobre. Le personnel a été formé pour détecter les personnes en difficulté, et la MSA a même des "sentinelles" sur le terrain. Des anonymes qui, un peu partout sur le territoire, peuvent signaler ce qu’ils voient, ce qu’il se passe. Il y en a 32 sur les deux départements du Finistère et des Côtes-d’Armor.






Le suicide reste cependant tabou. Parfois pour des raisons bassement matérielles d’assurance et de succession, le plus souvent pour des raisons plus diffuses de honte face à l’échec, ou de peur que ce qui est arrivé au voisin vous arrive aussi. Des agriculteurs ont tous une histoire qu’ils racontent à voix basse. Par exemple, cet agriculteur, qui n’a pu partir en vacances d’hiver avec sa femme et s’est suicidé au lendemain du réveillon. Ou bien cet autre, qui a mis fin à ses jours après avoir reçu un appel de cotisations MSA. « Il y en a ras-le-bol d’aller à l’enterrement des copains », lance Christian Hascouet, producteur de lait à Guengat et représentant de l’Association des producteurs de lait indépendante (Apli).




N’est-il pas temps de changer de modèle ? Jean-François Jacob, de la Sica, prend deux secondes pour répondre, puis : « Il y a nécessité de se remettre en question (le journaliste tend l’oreille). Donc on diversifie. On a diversifié d’abord sur les produits, maintenant on fait de la segmentation. On a 70 000 produits en catalogue aujourd’hui. On va encore accélérer, on va encore monter en puissance. » Raté pour celui-ci.




François de Beaulieu a son explication : « C’est aussi un problème culturel : certains ici passent aux prairies sans labour, d’autres n’arrivent pas à basculer. Il faut un sacré caractère pour changer. » Jean-Paul Vermot, conseiller municipal PS à Morlaix : « La terreur prend le dessus mais on a besoin de raisonner. Ne nous trompons pas, les agriculteurs sont nécessaires. Il en faut de tous les modèles : productiviste car on a besoin de production de masse, bio pour des raisons d’environnement, et des producteurs de niche. Mais il nous faut un débat de fond sur la question agricole. Il faut avoir le courage de débattre à long terme, et pour ça il faut un porteur de débat côté agriculteurs. »

Thierry Merret, l’indispensable patron de la FDSEA 29 et porte-parole des Bonnets rouges, peut-il être cet interlocuteur ? Un élu PS du département en doute fortement : « Merret est là pour être à la tête du Service Action des agriculteurs, il n’est pas là pour réfléchir. » Jacob peut-être ? La Sica est bien trop engagée dans le modèle productif pour faire bouger les lignes. Le salut par la base ? Balancer des jeunes dans le métier avec autour du cou un boulet de dettes donne peu d’espoir.

Les plus sereins sont pourtant ceux qui ont délibérément tourné le dos au système.

Yvon Cras, ce producteur de lait bio avec panneaux photovoltaïques et éolienne, dresse une sorte de bilan, au milieu de son champ : « Quand on a commencé avec mon frère, on était dans l’intensif sur les 40 hectares de l’exploitation, avec des pommes de terre, des légumes, du chou-fleur… Puis en 1995, on s’est dit "ça ne va pas aller", on ne maîtrisait plus les charges. On s’est donc concentrés sur le lait. Aujourd’hui, on a 45 vaches sur 40 hectares. Je suis au salaire médian : 20 000 euros par an pour 20 vaches et 20 hectares. C’est sûr, on est des petits. C’est sûr aussi qu’autour de nous, il faut faire plus de 10 kilomètres, d’un côté ou de l’autre, pour trouver un confrère bio. » À ce rythme, la Bretagne aura plus vite sombré qu’elle n’aura changé.



Vaches bretonnes © CG
Vaches bretonnes © CG

Prochain article : La nouvelle crise du lait

jeudi 30 octobre 2014

L'Ere du peuple de Jean-Luc Mélenchon : une politique nouvelle pour un monde bouleversé .

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J'ai écrit cette recension du livre de Jean-Luc Mélenchon, L’Ere du Peuple (Fayard, 2014 ) dans le but d’engager le dialogue nécessaire entre les hommes politiques, les intellectuels (ceux qui publient, ceux qui enseignent), et les citoyens soucieux de connaître dans le détail l'état du monde. J’espère qu’il appellera des commentaires et des discussions argumentées ici même ou ailleurs : une version courte sera demain sur le site de  la revue Regards (regards.fr).


I. Cinq aspects remarquables du livre de Jean-Luc Mélenchon :




1. La profondeur et la radicalité de l’analyse, qui part du constat courageux d’une défaite intellectuelle et politique : « Il n’existe plus aucune force politique mondialisée face au parti invisible de la finance globalisée » (EP 17). Cette nécessité de tout repenser et de tout reconstruire a été formulé récemment quasiment dans les mêmes termes par Alain Badiou dans l’émission d’Aude Lancelin (http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/151014/contre-courant-le-debat-badiou-piketty) : la nécessité de reconstruire une « alternative idéologique », c’est-à-dire une perspective de dépassement du capitalisme capable de fédérer largement la « vraie » gauche.




2. Le caractère « reliant » de la démarche, comme dirait Morin : ce livre cherche à penser ensemble le micro et le macro, le global et l’individuel, du devenir écologique de la planète à la misère psychique et morale des individus réduits à leur capacité de consommer, en passant par la domination mondiale d’un capitalisme de la rente et de la spéculation, et les nouveaux déséquilibres géopolitiques qui en résultent. Il est notable qu’un homme politique « généraliste » comme l’est Jean-Luc Mélenchon, ne s’enferme pas dans le cadre national et intègre à ses préoccupations la survie de la biosphère. Cette analyse factuelle conduit à observer, à tous les niveaux de la vie humaine, une spirale négative dévolutive de destruction des équilibres écologiques, de décomposition du lien social et civilisationnel sous le coup d’une logique productiviste qui profite à une infime minorité (les oligarchies), générant des risques nouveaux de guerres, voire même d’une guerre mondiale.




3. Mais au pessimisme de la description répond l’optimisme de l’action, le souci de sortir de la « dénonciation démoralisante ». Les propositions politiques de Jean-Luc Mélenchon s’appuient sur une « théorie  de la révolution citoyenne » (EP 14), et sur le Manifeste de l’éco-socialisme élaboré en décembre 2012 et cité en fin d’ouvrage. Les deux axes en sont 1. La réaffirmation du principe démocratique de la « souveraineté populaire » formulée par les révolutionnaires français ; 2. L’idée que le « peuple » n’a pas à subir la dictature d’une classe particulière : ni oligarchies financières, ni « prolétariat » investi d’une « mission historique ». Exit l’idée « libérale » d’une gouvernance « éclairée » des élites (c’est-à-dire des puissants par accumulation de capital symbolique et matériel) ; exit  également la « dictature du prolétariat » : rupture avec la nostalgie de la vieille « doctrine » léninisto-stalinienne.




4. La « révolution citoyenne » démocratique est un républicanisme radical. Le peuple doit reprendre l’initiative politique en ré-constituant sa souveraineté confisquée par les oligarchies : c’est la proposition politique centrale de convocation d’une « assemblée constituante », elle-même préparée par des « assemblées citoyennes » délibérantes et s’auto-organisant démocratiquement (en utilisant le net, mais pas seulement), comme cela se passe actuellement en Espagne. Les propositions avancées par J.-L. Mélenchon concernant les modalités futures de la représentation et des contours d’une VIème République (révocation des élus, règles verte etc.) ne sont ni normatives, ni directives, ni excluantes d’autres propositions, mais à discuter et c’est un point important.




5. L’écosocialisme est un néo-communisme écologiste et démocratique : il intègre les descriptions économistes du « matérialisme historique » mais récuse le millénarisme et l’autoritarisme centraliste de la « dictature du prolétariat» (mais ça mériterait d’être davantage précisé et souligné). J.-L. Mélenchon continue à se référer au matérialisme historique (EP 15) pour décrire les rapports de force sociaux : le « peuple » est constitué majoritairement de salariés en butte à la voracité des actionnaires, lesquels empochent 80% des profits des entreprises (EP 63), et organisent une pression sociale accrue pour étendre leur puissance et rogner les droits du travail. Une politique au service du peuple, c’est-à-dire de l’intérêt général, détrônerait nécessairement « la petite oligarchie des riches, la caste dorée des politiciens qui servent ses intérêts et des médiacrates qui envoûtent les esprits » (EP 14). Mais de cette description des rapports de production, ne découlent pas automatiquement les moyens de l’action politique. Le peuple est constitué aussi de chômeurs, femmes au foyer, artisans, médecins, avocats, et  l’accès à la souveraineté politique demeure à tout moment un choix collectif et individuel, soumis à la délibération démocratique. La théorie de la révolution citoyenne, contrairement au communisme millénariste ou aux néo-libéraux des années 90 (Fukuyama), ne visent aucune « fin de l’histoire ». L’action politique est un choix de tous les instants et un combat sans fin.





II. L’écosocialisme est une « politique de civilisation » (Edgar Morin)


Avant d’en venir aux points plus problématiques du livre de J.-L. Mélenchon, je voudrais souligner combien l’écosocialisme proposé par le leader du Front de Gauche et du Mouvement pour la VIème République me paraît s’inscrire dans la « politique de civilisation »  formulée par Edgar Morin dans son livre La Voie (2011). Notons au passage qu’Edgar Morin est un des rares penseurs de notre temps à avoir tenté la théorisation anthropologique et politique, « anthropolitique », d’une méthode de pensée et d’action (les deux mêlés) pour sortir de « l’âge de fer planétaire » qui nous conduit à la catastrophe.


  1. Il s’agit d’abord de prendre conscience que nous sommes des citoyens de la « Terre-patrie », et que celle-ci est engagée dans une « bifurcation fondamentale » (EP 47) capable de provoquer l’extinction de la vie. « L’illusion d’un progrès conçu comme une loi de l’Histoire s’est dissipée à la fois dans les désastres de l’Est, les crises de l’Ouest, les échecs du Sud, la découverte des menaces nucléaires et écologiques », écrit Edgar Morin (LV 29).  J.-L. Mélenchon en prend acte à la fin de son livre : « On doit se demander s’il n’est pas déjà trop tard » (EP 148).
  2.  Les activités humaines entraînent des dégâts déjà irréversibles sur le climat et la biodiversité, notamment dus à l’augmentation exponentielle du nombre d’humains. J.-L. Mélenchon donne des chiffres saisissants (EP 33) : en 5 ans, de 2009 à 2014, la population mondiale a augmenté d’un milliard d’individus, alors qu’il lui a fallu 200 000 ans pour atteindre, vers 1800, le premier milliard. C’est l’ « ère de l’anthropocène » et de l’« homo urbanus » pour reprendre les titres de deux chapitres de son livre : 80% de la population vit en ville en Europe et sur le continent américain (EP 110) 54% des humains sont des urbains.  La population urbaine du monde augmente d’un million par semaine » (LV 317).
  3.  Cette prise de conscience en entraine automatiquement une autre : le modèle occidental productiviste du développement sans fin est à l’origine de cette situation tragique : « Le chaos qui s’avance est la conséquence directe du productivisme » (EP 59) ; « Il faudrait plusieurs planètes pour répondre aux besoins si tout le monde vivait comme nous. » (EP, 36) écrit J.-L. Mélenchon. Et de proposer un écosocialisme qui rompt radicalement avec un certain socialisme productiviste stalinien ou maoïste. Morin insiste davantage sur la nécessaire critique de l’impérialisme occidentalo-centriste de ce modèle de développement issu de la Révolution industrielle, qui s’impose à la planète entière et la fait entrer dans une crise complexe, écologique, démographique, civilisationnelle. C’est la « globalisation, stade actuel de la mondialisation »,  écrit Morin (LV 26), « unification techno-économique de la planète » produisant en réaction des « contre-processus de résistance », certains régressifs (les tentations théocratiques), d’autres positifs : « refloraisons de cultures autochtones », « processus de métissages culturels » (LV 26).
  4. L’écosocialisme de Jean-Luc Mélenchon s’inscrit dans la « politique de l’humanité » définie par Morin comme « un dépassement de l’idée de développement, même supportable (dit « durable ») » (LV 73). L’individu humain n’est pas une monade autosuffisante en relation avec d’autres monades, il dépend de son environnement.  Il est donc nécessaire d’affirmer l’existence d’un « intérêt général humain » (EP 58) qui sanctuarise les conditions de survie de l’humanité, et donc celles de la biosphère. J.-L. Mélenchon propose d’inscrire dans la Constitution l’extension des droits de l’homme et du citoyen « à de nouveaux droits écologiques » (EP 58).
  5.  Morin comme Mélenchon appellent à une « gouvernance globale » capable de prévenir les guerres, d’imposer des droits sociaux, « l’application de normes écologiques vitales et de normes économiques d’intérêt planétaire » (LV 72), et d’« en finir avec le libre-échange » (Mélenchon, EP 85) :  « Le but est d’organiser les rapports économiques entre pays sur une base civilisée et négociée. Un ordre où l’autosuffisance devrait être l’objectif, le transbordement l’exception. […] Penser une réforme de l’ONU et lui donner les moyens de fonctionner est la priorité » (EP 85). Morin propose de parler de « démondialisation » pour assurer la protection des cultures vivrières et des modes de vie traditionnels,  pour relocaliser la production et donner la priorité partout à l’autosuffisance alimentaire (la «souveraineté alimentaire »)
  6. Un de ces nouveaux droits écologiques à conquérir nationalement et internationalement serait la « règle verte » (« ne pas prélever davantage à la nature que ce qu’elle peut reconstituer », EP 55) : elle permettrait selon Jean-Luc Mélenchon de réguler la production proliférante d’objets obsolescents épuisant les ressources naturelles, creusant une « dette écologique » (EP 54) autrement plus inquiétante que la « dette publique » de l’Etat dont on nous rebat les oreilles : nous détruisons les ressources naturelles plus vite qu’elles ne peuvent se renouveler. E. Morin insiste de plus sur la nécessité de penser ces nouveaux droits au niveau de la « société-monde » en cours de constitution (une opinion publique planétaire consciente de l’urgence écologique). 
  7. Edgar Morin écrit que  ce capitalisme financier qui « a provoqué la crise de 2008 » et « se repaît comme un vampire de nos substances vives » « s’est mis au ban de l’humanité et nous devrions le mettre au ban de l’humanité » (LV 43). Comme lui, Jean-Luc Mélenchon propose de combattre la financiarisation de l’économie, notamment en n’accordant le droit de veto aux actionnaires qu’en fonction du temps de possession de leur part de capital. Il propose comme E. Morin de sanctuariser certaines ressources naturelles comme l’eau, et d’étendre autant que possible le domaine du « commun » en favorisant la production coopérative (les SCOP) et solidaire, en taxant les flux de capitaux. Mais on voit bien que ce combat est nécessairement, lui aussi, planétaire.
  8. Comme Edgar Morin, J.-L. Mélenchon note que le « système formate l’intimité de chacun» (EP 131), que le productivisme est « comme le patriarcat une structure implicite » (EP, 132), qu’il y a donc aussi une « bataille culturelle » (EP 134) à mener pour nous émanciper de « l’ordre globalitaire (global et totalitaire) » (EP 131), dont l’un des aspects est l’envoûtement consumériste (Morin parle d’ « intoxication consumériste », LV 36).  Comme l’écrit Morin, « pas de réforme de vie ni de réforme éthique sans réforme des conditions économiques et sociales du vivre », et « pas de réforme politique sans réforme de la pensée politique, laquelle suppose une réforme de la pensée elle-même » (LV 61), réforme inspirée de sa « méthode » coconstructiviste d’analyse/reliance transdisciplinaire. Comme Morin, Jean-Luc Mélenchon insiste sur l’éducation (notamment à  la sensibilisation aux limites des ressources écologiques) et la nécessité, mise en œuvre dans son livre, de penser ensemble l’expérience quotidienne et les priorités politiques.
  9. La dépendance des habitants du monde entier envers le système de production des biens, notamment due à la généralisation du mode de vie urbain, n’a jamais été aussi totale. Cette situation conduit à ce paradoxe, diversement mais également souligné par l’homme politique et par le penseur : elle favorise l’émergence de l’individualisme. Plus l’individu est dépendant d’un système lointain quant à ses capacités de survie, de déplacement, de nourriture symbolique et culturel, plus il a le sentiment de posséder une intériorité autonome et un intérêt personnel. La dépendance envers le système techno-économique l’émancipe de son environnement humain immédiat.
  10. Cet individualisme a deux faces, l’une positive, l’augmentation d’une conscience autonome possiblement réflexive (EP 111) due aussi à  l’élévation mondiale du niveau d’éducation, l’autre négative, voire nihiliste. La mise en compétition généralisée et la marchandisation des êtres obligés de se vendre sur le « marché du travail » produit une « dissociation » des liens traditionnels (environnement humain, familial) et un mouvement brownien nihiliste d’individualisme égoïste (« le chacun pour soi, la guerre de tous contre chacun » EP 112) que Jacques Généreux nomme la « dissociété » (EP 112 et 134). Ce constat conduit Edgar Morin à penser une nécessaire « réforme de vie » morale fondée sur la convivialité, la solidarité, l’auto-examen. Jean-Luc Mélenchon insiste dans un chapitre original sur l’enjeu psychique et politique que représente la réappropriation du temps contre la tyrannie de l’accélération affolante et la multiplication chronophage de la dépendance envers la technique.
  11. Les réflexions les plus originales de Jean-Luc Mélenchon concernent les possibles modalités nouvelles de la conscience politique et des actions possibles dans un tel contexte d’individualisme « globalitaire ». Le caractère lointain des centres de décision techno-économique et politique tend à produire une indifférence sociale et une perte du sentiment démocratique, que les oligarchies favorisent consciemment : apparemment « la ségrégation spatiale » rend la foule des grandes villes « inapte à être un acteur collectif de l’histoire » (EP 115) et la relègue dans une passivation consentante. Cependant cette inertie et cette dissociation peuvent se retourner en « conscience collective » selon un processus qui n’est pas sans rappeler fortement la description sartrienne de la constitution du « groupe » dans La Critique de la raison dialectique : des individus attendent le bus, et se sentent noyés dans une indifférenciation « sans signification » (les petits pois dans une boite, pour reprendre l’image sartrienne). Mais un incident survient, retard anormal du bus ou tout autre micro-évènement rendant visible le caractère collectif de la dépendance à l’égard du système de transport : le sentiment du « groupe » est né. La protestation commune qui en résulte est le modèle des actions collectives spontanées qui ont pu déclencher des révolutions citoyennes ces dernières années : prix du ticket de bus au Vénézuela, augmentation du prix de l’eau et du gaz en Bolivie, réclamation de transports dignes et efficaces au Brésil, défense d’un jardin public à Istanbul (EP 117). La « révolution citoyenne » est imprévisible comme ces mouvements, elle est dépendante davantage de tels phénomènes de conscientisation que du militantisme traditionnel, dont il faut constater la crise.



III. Les points qui me paraissent problématiques dans le livre de Jean-Luc Mélenchon


  1. L’expression reste parfois brutale, et il arrive qu’elle me heurte. Par exemple, l’attaque parait gratuite contre l’écologie politique constituée en parti : « la firme qui truste le label » (EP 14). Elle est désormais classique contre les « solfériniens » et François Hollande, mais paraît davantage justifiée par une politique qui ménage les oligarchies sur le fond aussi bien que sur la forme.  La bonne voie serait cependant de marquer fermement la volonté de fédérer dans le respect mutuel des militants de base écologistes et socialistes, ou d’autres sensibilités du mouvement ouvrier (anarchistes) ou plus nouvelles (féministes, LGBT), vers une recomposition-union « écosocialiste » à la gauche du Parti socialiste en déclin.
  2. Cependant cette brutalité a le mérite d’inclure et de reconduire vers la politique ceux qui la rejettent violemment : « la gauche et la droite, c’est pareil », disent-ils (EP  9). Question de priorité politique (de dosage) : fédérer les sensibilités diverses de la gauche est plus urgente ou s’adresser aux abstentionnistes. J’ai tendance à penser que l’urgence est de fédérer ce qui reste du camp de la « vraie » gauche, n’en déplaise à J.-L. Mélenchon récusant les « savantes explications pour discerner la vraie gauche de la fausse » (EP 31) : en effet, « la gauche peut mourir », fédérons d’abord ce qui reste de ses forces vives agissantes. Et arrêtons tout à fait de penser que tout le « peuple » est attiré par le FN : les chiffres montrent que le succès du FN résulte mécaniquement de la droitisation de l’électorat de droite (lequel a toujours été pour une bonne part un électorat ouvrier ou plus généralement encore, salarié). Soyons clair : il ne s’agit pas, en tout cas pas d’abord, de s’adresser à l’extrême-droite ou à ceux qui sont attirés par les thèses de l’extrême-droite, mais de reconstruire un discours fort à la gauche du PS : redéfinir la « vraie » gauche.
  3. Jean-Luc Mélenchon, comme il l’explique lui-même, est passé d’une phase où il s’agissait de trancher à une phase plus fédératrice. Encore un petit effort, camarade : il n’est pas sûr que la relégation du mot « gauche » soit à l’ordre du jour en France, contrairement à ce qui s’est passé en Amérique du Sud ou en Espagne. Substituer à la polarité parlementaire gauche-droite une opposition « citoyenne » entre « le peuple » et les oligarchies (EP 31) réactive des soupçons de « bonapartisme de gauche », auxquels il faut répondre. Certes, J.-L. Mélenchon s’appuie sur la phrase fameuse de Robespierre (p. 31 « Je suis du peuple etc. ») et la polarité d’origine parlementaire gauche-droite se rattache à la tradition révolutionnaire française dont il se réclame par ailleurs. Revendiquer le mot « gauche » aurait le mérite d’inscrire clairement la « révolution citoyenne » et la convocation de l’assemblée constituante dans la continuité politiques et historique de la tradition républicaine française, dont certes la mémoire se perd (cette perte de mémoire qui m’a fait écrire Les Rouges), mais qui demeure vivace en France, je le crois. D’autre part, on sent chez Jean-Luc Mélenchon une hésitation à quitter tout à fait les sentiers balisés de l’électoralisme social-démocrate (avec les écueils afférents de personnalisation) : mais sa pensée à cet égard est en avance sur son  sentiment (peut-être même sur ses intentions politiques).
  4. Certaines nuances demeurent entre les « voies » de pensée et d’action dégagées par E. Morin et celles proposées par le livre de Jean-Luc Mélenchon. Disons trop brièvement que l’universalisme dont se revendique l’homme politique paraît encore un peu trop abstrait. Les notions d’ « enveloppement » ou de « démondialisation » proposées par E. Morin demeurent à exploiter, ainsi que son insistance sur la nécessaire diversité humaine et la valorisation des cultures primitives ou anciennes, modulant l’occidentalo-centrisme de l’universalisme abstrait « républicain » compromis dans la colonisation, ou ses réflexions sur la nécessaire révolution cognitive pour penser l’articulation nouvelle du politique, du culturel (intellectuel) et du psychique : « Le développement, écrit Morin (LV 39-40) a secrété un sous-développement intellectuel, parce que la formation disciplinaire que nous, Occidentaux, recevons, nous apprenant à dissocier toute chose  nous a fait perdre l’aptitude à relier et, du coup, celle à penser les problèmes fondamentaux et globaux ».
  5. L’un et l’autre cependant pêchent à mon sens également par un optimisme  trop grand  concernant la rationalité universalisante. Optimisme sur les capacités heuristiques de l’autoexamen et la portée thérapeutique ou politique de la réflexivité pour Morin : j’avoue cependant que je partage cet optimisme, même si je me le reproche. Cela conduit le philosophe notamment à négliger la question des modalités pratiques de l’action politique et l’influence des institutions politiques.
  6. Chez Jean-Luc Mélenchon au contraire, l’optimisme heuristique débouche sur une surévaluation des méthodes de « l’éducation populaire » ; a contrario, son analyse des nouvelles modalités d’action politique révèle un manque de confiance dans le militantisme politique traditionnel (certes en crise), dans la structuration politique à la base. Et l’on retombe du coup, faute de « mouvements » spontanés urbains, à cause de ce chaînon manquant de l’enracinement politique, sur le risque d’un bonapartisme de gauche, dont J.-L. Mélenchon serait l’homme providentiel. Mais on sent que sa pensée est en évolution sur cette question, et une fois encore, en avance, peut-être sur ses intentions politiques (qui le portent à ne faire confiance qu’à lui-même) ; donnons-lui crédit d’ouvrir d’autres pistes d’action, notamment grâce au mouvement horizontal Pour la VIème République qu’il vient de lancer, et que j’appelle à rejoindre.  
  7. Cependant un mot encore sur ce risque de « bonapartisme de gauche » (ou de chavisme, si on préfère) : l’emploi du mot « planification » (EP 91) à propos de l’écologie politique (mot qui « fait peur » EP 91 en effet, puisqu’il est celui de la politique étatiste centraliste stalinienne ou gaullienne) laisse planer un doute, quant au rapport à l’Etat, et au type d’Etat (institution du commun) qu’il s’agit de défendre. Tout ceci reste à éclaircir par la délibération libre dans le Mouvement pour une VIème République.
  8. Je suis également sceptique sur une certaine tonalité « nationale » dans certains passages du livre, notamment celui-ci : la France « nation universaliste » ayant vocation à « s’étendre sans fin » « du point de vue des principes qui l’organisent et la régissent » (EP 80). Certes, la France, deuxième puissance du monde, du point de vue de l’étendue, compte-tenu de ses territoires maritimes, aurait intérêt à exploiter écologiquement les ressources de la mer (cela est intéressant). Mais cette arrogance un brin impérialiste, même purement intellectuelle (les principes politiques), me gêne – même si elle est formulée pour contrer la mélancolie décliniste ambiante.
  9. J’aurais tendance, quant à  moi, à tempérer cet optimisme rationaliste du philosophe et du politique par un intérêt marqué pour le pessimisme freudien d’un Georges Bataille (je mettrai en ligne dès parution ces jours-ci dans un ouvrage collectif de mon texte : « La Politique de Georges Bataille ») : la nécessaire mise en cause de l’opposition rationaliste foi/raison (politique et religion) est à mon sens bien plus radicale chez ce poète de la pensée que chez E. Morin, même si la clairvoyance du philosophe à cet égard est ce qui s’est formulé de plus intéressant sur cette question (notamment dans son livre Autocritique, sur lequel je reviendrai dans un autre texte). Jean-Luc Mélenchon, sur cette question, en reste souvent à de rassurantes et classiques ritournelles « laïques », mais son intérêt pour la théologie de la libération, sa « religion de l’humain », et sa réflexion personnelle sur les racines religieuses de son propre engagement (la foi de sa mère : voir une interview récente) laissent entrevoir des clairvoyances intéressantes à cet égard.
  10. Mais j’en viens à mes réticences les plus marquées : elles concernent le chapitre « Le retournement du monde ». Première nuance. J.-L. Mélenchon écrit : « L’histoire en cours est celle  de la lutte de l’oligarchie pour le pouvoir absolu. Parce qu’elle n’a pas le choix » (EP 67). Je ne conteste pas le fait, mais il est très nécessaire à mon sens d’écrire le mot oligarchie au pluriel. Ce singulier fait à mon sens commettre à Jean-Luc Mélenchon une erreur d’appréciation, sûrement due à sa lecture très latino-américaine des actuels changements de rapports de force mondiaux. L’analyse de l’émergence des BRICS est passionnante, et l’évènement que fut en août dernier leur décision de « commercer dans leurs monnaies nationales » (EP 72) parait en effet déterminante : elle signifie la fin de l’hégémonie économique du dollar, et donc la fin d’une globalisation « américaine », telle qu’elle s’est imposée après la Chute du Mur. Certes « l’empire américain » reste militairement dominant (quoique les avis paraissent à cet égard partagés), et on peut craindre que son déclin hégémonique (voire sa chute brutale, en effet envisageable) ne le conduise à provoquer une guerre généralisée, ou du moins un dangereux et instable jeu d’alliances dont on a déjà vu les effets dévastateurs. Certes le GMT, signe patent de sa volonté impérialiste intacte est un effet de sa réaction à son déclin et montre les risques engendrés par celui-ci.
    Mais faut-il pour autant soutenir les initiatives des BRICS, notamment la proposition « faite par la Chine de créer une monnaie commune mondiale » (EP 71) ? Certes « nous sommes en opposition frontale avec les USA sur des points essentiels » (EP 77) touchant notamment aux droits de l’homme, à la démocratie, aux droits sociaux, à l’écologie. Mais partageons-nous davantage de valeurs avec les chinois, avec Poutine, avec l’Afrique du Sud ? Les visées impérialistes des chinois sont-elles moins dangereuses que les américaines ? N’y a-t-il pas des oligarques russes, chinois, sud-africains etc. qui dominent la politique de leurs pays en imposant les mêmes modèles financiers et politiques que les banksters US et avec lesquels nous ne partageons rien.
    Plusieurs faits me semblent (à vue de nez de citoyen moyennement informé) aller dans un autre sens que ceux cités précédemment.
    La politique d’Obama n’a-t-elle pas deux axes : moindre implication militaire directe dans les conflits,  et détente avec l’Iran ? Certes, le désengagement américain tend à mettre en avant ses alliés, notamment l’Europe et la France : mais est-ce une politique « atlantiste » de la part des Français ou le signe d’une faiblesse américaine et l’émergence d’une multipolarité de fait, que personne ne pense ni ne domine ? D’autre part, d’après ce qu’il m’a semblé comprendre, l’Etat Islamique est financé par l’Arabie Saoudite, notamment pour récupérer un moyen de pression sur les Américains, précisément parce qu’Obama a pris ses distances avec cet Etat. Obama ne sera pas toujours président, et l’analyse de Jean-Luc Mélenchon sur  la dangerosité du déclin américain est complètement valable. Mais force est de constater que la politique d’Obama (on pourrait ajouter : moindre soutien à la politique belliciste d’Israël, même si c’est une affaire de nuances) n’est pas militairement ouvertement et directement offensive. D’autre part enfin, la puissance américaine n’a pas dit son dernier mot, peut-être (une découverte nouvelle en matière de maîtrise d’énergie, thermonucléaire par exemple, serait peut-être en mesure de changer au moins provisoirement la donne : ils y croient en tout cas).
    Bref, je ne suis pas sûr que le « non-alignement » des BRICS, même s’il offre des marges d’action sur le plan international (en offre-t-il sur ces questions essentielles que sont les questions écologiques ou sociales ?) et ouvre des contradictions entre oligarchies peut-être exploitables, soit, en définitive, par défaut d’émergence d’organismes internationaux véritablement régulateurs dans le sens d’une « politique de civilisation », plus défendable que l’ex-Bloc soviétique. Dialectique subtile à doser : jouer des contradictions d’accord, refuser le chantage à la guerre (à propos de l’Ukraine par exemple), mais il n’est pas question, il me semble, de choisir un bloc contre un autre. On ne va quand même pas se refaire le coup du « grand frère soviétique » : la justification politique de ce choix politique géostratégique serait encore plus faible, c’est peu dire, et certaines affirmations de Jean-Luc Mélenchon me paraissent ambigües à ce sujet.
Je finirai par une remarque à l’égard de mes amis « intellectuels » (qui font profession d’enseigner, de lire et d’écrire). Retrouvons le goût du dialogue avec les politiques : prenons-les au sérieux, et résistons à la spécialisation des savoirs dénoncée par Michel Foucault dans L’Ordre du discours. L’intellectuel, pour « spécifique » que son humilité lui commande d’être, doit sortir de la tour d’ivoire de l’ « expertise », certes pas pour reconduire les erreurs passées de l’universalisme abstrait, mais pour enrichir de nos nuances argumentées la vision du monde généraliste que ne doit pas manquer de chercher à préciser tout citoyen qui se respecte. Il est donc très nécessaire de discuter avec les hommes politiques, lorsqu’ils font l’effort, comme c’est le cas ici, de penser
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dimanche 26 octobre 2014

Santé et produits chimiques : « l’inaction confondante des pouvoirs publics »

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Le journaliste Fabrice Nicolino publie une enquête remarquable sur la place prise par la chimie dans nos vies. Plongée effarante depuis la découverte de la chimie industrielle, au milieu du XIXe siècle, jusqu'au drame sanitaire en cours, en passant par les gaz moutarde et autres gaz de combat, les pesticides, les PVC…
Depuis plusieurs années maintenant, le journaliste Fabrice Nicolino tire des fils : comment et pourquoi ce que l'on mange est-il gavé de milliers de produits chimiques ? Qui est responsable ? Pourquoi les pouvoirs publics ne font-ils rien, ou presque ? Mais avec son dernier livre, Un empoisonnement universel, c'est l'ensemble du tableau qui se dessine sous les yeux du lecteur.
Pourquoi, entre 1980 et 2012, assiste-t-on à une augmentation de 110 % du nombre de cancers en France ? L'industrie chimique figure une excellente piste, explorée sous tous les angles dans le livre : l'impunité totale des industries de la chimie, l'action des lobbies industriels, l'« ignorance crasse », pour reprendre Nicolino, des pouvoirs publics.
Un exemple ? La dose journalière admissible, censée être la dose maximale qu’un homme normal peut ingérer chaque jour pendant toute sa vie. D'où vient-elle ? Mais des lobbies industriels évidemment. « Une mystification destinée à rassurer mais qui ne repose sur rien de scientifique, bricolée sur un coin de table », assène l'auteur. Le reste est à l'avenant.
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Un empoisonnement universel – Comment les produits chimiques ont envahi la planète Fabrice Nicolino. Éditions Les liens qui libèrent. Septembre 2014, 448 pages, 23 €.
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dimanche 28 septembre 2014

Révolution monétaire : débat entre Etienne Chouard, Stéphane Laborde et Jean-Baptiste Bersac



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Révolution monétaire : débat entre Etienne Chouard, Stéphane Laborde et Jean-Baptiste Bersac






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samedi 27 septembre 2014

vendredi 26 septembre 2014

La finance est-elle en train de tuer l'industrie ?


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Gabriel Colletis, Professeur à l'université de Toulouse I Capitole et chercheur au Lereps, ancien conseiller scientifique au Commissariat général du Plan. Auteur de L'urgence industrielle{insecable}!, Le bord de l'eau, 2012
Alternatives Economique


L'arrivée d'actionnaires aux visées essentiellement financières a infléchi le management et la stratégie des firmes, au profit d'une recherche de rentabilité maximale et immédiate, et au détriment de la logique industrielle.



Les causes de la désindustrialisation sont multiples et imbriquées les unes dans les autres. Souvent mise en cause depuis le début de la crise, la finance ne peut donc être considérée comme l'unique responsable des difficultés de l'industrie. Elle peut d'ailleurs jouer un rôle positif, comme dans le cas du capital-risque (*), indispensable à la croissance de certaines activités industrielles fortement innovantes. Plutôt que la finance dans son ensemble, c'est la financiarisation des stratégies des entreprises qui doit être remise en cause.


Celle-ci a en effet pour résultat d'inverser le sens de la relation traditionnelle entre investissement et finance. Plutôt que de chercher prioritairement à assurer leur croissance ou leur compétitivité, à conquérir des parts de marché, les firmes ont pour premier objectif leur rentabilité ou, plus précisément, la création de valeur actionnariale. Au lieu de sélectionner les financements possibles en fonction d'un investissement qu'elle veut réaliser, l'entreprise sélectionne ses investissements en fonction d'une norme de rentabilité et d'un revenu promis aux actionnaires (surtout lorsque ceux-ci sont des fonds d'investissement). Des activités peuvent ainsi être délocalisées, des investissements abandonnés, des sites fermés, non parce qu'ils ne sont pas rentables, mais parce qu'ils ne le sont pas assez.


La stérilisation des richesses créées

Les deux puissants moteurs de ce phénomène sont l'adoption de stratégies de croissance externe (*) et l'alignement des intérêts des managers sur ceux des actionnaires. La financiarisation n'est en effet pas, comme il est souvent suggéré, un processus qui se serait imposé de l'extérieur aux firmes. Elle est le tribut d'un capitalisme sans capital. En particulier en France, où les grandes entreprises lorsqu'elles se sont lancées dans la course à l'internationalisation à partir de la fin des années 1980, disposaient de capitaux propres très insuffisants. Pour financer ces opérations de croissance externe, elles ont alors fait appel aux marchés financiers et aux investisseurs. Or, ce type d'actionnaires considère les firmes comme de simples actifs liquides (des titres que l'on peut acheter et vendre à tout moment), support de création de valeur actionnariale (dividendes et plus-values réalisées lors des cessions).

Les managers de grands groupes se sont d'autant mieux adaptés à ce nouvel environnement actionnarial donnant la primauté à la rentabilité que les stock-options (*) ont constitué une part de plus en plus importante de leur rémunération. Il en va donc de leur intérêt personnel de mettre en oeuvre tous les moyens à leur disposition pour faire croître la valeur du titre de leur entreprise.
Les conséquences de cette financiarisation sont de différents ordres. Il y a d'abord l'adoption d'un horizon temporel court, qui s'oppose, comme on le souligne souvent à juste titre, au temps long nécessaire à la formation des stratégies. Il y a aussi le report du risque sur les salariés et les fournisseurs, voire (quand cela est possible) sur les clients : l'entreprise est conduite à se séparer des activités jugées les moins rentables et à réduire ses coûts de production en coupant dans sa masse salariale.

Ensuite, la financiarisation agit comme un mécanisme de stérilisation des richesses créées par les entreprises. En premier lieu, par le biais des rachats d'actions : plutôt que de consacrer leurs profits à l'investissement, un grand nombre de groupes, en France comme à l'étranger, les utilisent pour racheter leurs propres actions afin de les annuler, la réduction du nombre de titres en circulation augmentant en effet mécaniquement le bénéfice par action. Deuxième aspect : l'augmentation de la part des profits versés aux actionnaires sous forme de dividendes. En France, les dividendes représentent désormais 8 % de la valeur ajoutée et plus du tiers des profits des entreprises. En trente ans, le résultat brut d'exploitation des entreprises (en euros de 2009) a ainsi été multiplié par un peu moins de trois, tandis que les dividendes l'ont été par plus de dix [1].

La domination du groupe

La situation varie cependant selon la taille de l'entreprise et son appartenance ou non à un groupe. Ainsi, seule une PME sur six distribue des dividendes. Ce sont les très grandes entreprises qui en versent le plus, et ce même lorsque leurs marges sont faibles ou diminuent. Pour autant, elles ne sont pas les seules concernées par la financiarisation. Sur les 40 000 entreprises françaises de taille intermédiaire (*) recensées en France, seules 5 000, soit un peu plus d'un dixième, sont véritablement indépendantes. En une quinzaine d'années, la financiarisation croissante a fait disparaître la majeure partie des entreprises grandes et moyennes véritablement indépendantes.


Le groupe est devenu la structure dominante. Cette domination prend diverses formes : croissance externe et filialisation d'entreprises jusque-là indépendantes, rachat systématique de PME, sous-traitance, franchises, etc. [2] Si l'établissement a une vocation industrielle ou commerciale et l'entreprise une vocation économique, le groupe n'est rien d'autre, le plus souvent, qu'une structure orientée par les considérations actionnariales, financières et fiscales. En effet, la création de filiales a souvent pour véritable motif l'optimisation fiscale. On gagnerait donc à procéder à une évaluation en profondeur des différentes aides dont bénéficient les entreprises et, de facto, les têtes de groupe.


D'autant que leur contribution à l'activité économique de la nation est désormais loin d'être évidente : alors que l'industrie française pèse environ la moitié de l'industrie allemande (en termes de valeur ajoutée), elle investit en moyenne plus de deux fois plus à l'étranger. En d'autres termes, l'industrie allemande continue d'investir et de produire en Allemagne et d'exporter, alors que l'industrie française, marquée par le poids de grands groupes financiarisés et extravertis, produit et fait produire de plus en plus à l'étranger. C'est sans doute là aussi que réside l'une des raisons de l'asymétrie des balances commerciales des deux pays, plus que dans le coût du travail.


Sortir des logiques financières


Remettre la finance à sa place réclame donc de nouvelles régulations financières, dont le principe général doit être de favoriser le long terme. Annoncée par François Hollande, la création d'une banque publique, destinée à soutenir les investissements des PME et à densifier les relations interentreprises au niveau territorial, peut aller dans le bon sens. Elle complèterait les activités d'Oséo, la banque publique des PME, et en partie celles du Fonds stratégique d'investissement (FSI). De même, la possibilité donnée aux régions de participer au capital d'entreprises structurantes, comme les firmes-pivots capables de concevoir et de produire des systèmes (*) et se situant entre les grands donneurs d'ordre et les sous-traitants.


Mais il convient également de rendre liquide le capital financier, qui se comporte aujourd'hui à la manière d'un gaz volatil. Pour cela, il faut ralentir sa vitesse de circulation. Parmi les outils possibles, les taxes sur les mouvements financiers spéculatifs - visant en particulier le trading de haute fréquence (*) -, le cloisonnement des activités bancaires, l'utilisation de la fiscalité pour discriminer les bénéfices réinvestis et ceux qui sont distribués, ou encore l'attribution de droits de vote lors des assemblées générales d'actionnaires en fonction de la durée de conservation des titres, etc.


Il est aujourd'hui nécessaire de remettre la finance au service de l'industrie et du développement des activités productives. Cela ne se fera pas par l'adjonction de quelques régulations financières de façade. La période écoulée depuis 2008 le démontre amplement.

* Capital-risque : capital avancé par des investisseurs institutionnels aux start-up. Une activité à hauts risques, car beaucoup d'entre elles font faillite. Les capital-risqueurs se rémunèrent en revendant leurs participations, soit lors d'une introduction en Bourse, soit quand la start-up est rachetée par une autre entreprise.
* Croissance externe : stratégie de développement de l'entreprise privilégiant le rachat d'autres sociétés, par opposition à la croissance interne, qui consiste à développer de nouveaux produits ou à s'attaquer à de nouveaux marchés avec ses propres moyens.
* Stock-options : droit accordé à un dirigeant d'entreprise d'acquérir dans le futur les actions d'une entreprise à un prix convenu à l'avance.
* Système : assurant une fonction complète (par exemple, un train d'atterrissage), il se différencie d'un équipement, qui est une composante du système (par exemple, les freins, les pneumatiques...).
* Trading de haute fréquence : achat et revente quasi-instantanée de titres n'ayant pas exactement la même valorisation d'une place financière à l'autre.