samedi 26 juillet 2014

Keynes ou Hayek ? - Il y a mieux à faire !


Keynes ou Hayek ? - Il y a mieux à faire !            



 

Deux cas d’erreurs grossières dans le calcul du prix d’un instrument financier : 2) le Credit-default Swap (I)

Deux cas d’erreurs grossières dans le calcul du prix d’un instrument financier : 1) les rehausseurs de crédit ou monolines
Les rehausseurs de crédit s’avérèrent avoir eu tort lorsqu’ils évaluaient la prime de crédit au tiers ou à la moitié de son niveau implicite au taux d’intérêt des obligations qu’ils acceptaient d’assurer. La faillite d’Ambac, MBIA, la déroute de FSA devenue partie intégrante de Dexia, sont là pour en témoigner.
La théorie économique suppose que si une différence de prix pour le même produit peut être constatée sur divers marchés, l’arbitrage y mettra fin rapidement : les « arbitrageurs » l’achèteront là où il est bon marché et le revendront là où il est cher, arasant rapidement l’écart, or ce n’est pas à cela que l’on assista dans le cas des monolines : certaines banques qui se réassuraient sur leur portefeuille d’obligations comptabilisaient immédiatement au bilan la différence entre la prime de crédit qu’elles touchaient comme composante du taux d’intérêt des emprunts de leur portefeuille et la prime qu’elles versaient dorénavant à leur rehausseur de crédit. L’opération avait d’ailleurs un nom : le « negative basis trade », opération sur la base négative, que les banques qui la pratiquaient comptabilisaient comme profit (Jorion 2008 : 221).
J’ignore sur quelle base les monolines opéraient le calcul qui débouchait sur un chiffre d’un tiers ou de la moitié seulement du montant de la prime de crédit. Une hypothèse envisageable est qu’ils écartaient la part du montant de celle-ci qu’ils reconnaissaient comme spéculative pour ne conserver que celle qu’ils considéraient attribuable véritablement à une probabilité de défaut et déterminable par une évaluation de type actuariel.
Le Credit-default Swap (CDS) constitue une autre manière d’appréhender le risque que s’efforce de couvrir la prime de crédit implicite au taux d’intérêt associé à un instrument de dette : la prime de crédit est détachée du taux d’intérêt pour en faire un produit autonome, objet de transactions sur un marché qui lui est propre.
Comment la prime de crédit implicite au taux d’intérêt d’un instrument de dette, telle une obligation, traite-t-elle le risque de non-remboursement du principal, c’est-à-dire la somme prêtée, ou de non-versement des intérêts, deux risques dont la matérialisation constitue ce que l’on appelle dans le vocabulaire de la finance, un « événement de crédit » ? De la manière dont le ferait un assureur : il exigerait une prime et gérerait le risque de manière statistique sur l’ensemble de son portefeuille. La prime de crédit d’une obligation particulière irait alimenter un fonds de réserve où l’on irait puiser dans les sommes accumulées pour couvrir les pertes essuyées lors d’un sinistre particulier, le sinistre dans ce cas-ci étant un événement de crédit.
Je rappelle en deux mots la manière dont procède un assureur classique. L’assureur réclame à l’assuré une prime composée de deux éléments : une composante fixe et une composante variable. La partie fixe comprend les frais et le profit de l’assureur. La partie variable intègre le risque financier que court l’assureur si le sinistre couvert devait se matérialiser ; elle doit tenir compte du montant probable du sinistre et de la probabilité qu’il ait lieu. Le calcul de la probabilité se fait à partir de données historiques portant sur des événements passés du même ordre, intégrées dans des tables dites « actuarielles ».
Comme, je viens de le dire : la prime de crédit implicite au taux d’intérêt met le prêteur en position d’assureur : il doit gérer de manière statistique les événements de crédit qui pourraient affecter son portefeuille, or d’une part, le métier d’assureur n’est pas le sien et d’autre part, il lui faut déjà disposer d’un portefeuille de taille considérable pour pouvoir gérer sur un mode statistique le risque de contrepartie, le risque d’événement de crédit, auquel il est exposé.
C’est pour éliminer cette difficulté : pour débarrasser le détenteur d’obligations de la nécessité de jouer le rôle d’être son propre assureur qu’a été introduit le Credit-default Swap, un produit financier dérivé inventé au début des années 1990. Le CDS gère le risque de contrepartie d’une autre manière que ne le font les rehausseurs de crédit : en faisant de la prime de crédit un produit financier « dérivé » autonome car disposant de son propre marché. Je rappelle qu’un produit dérivé est un produit financier dont la valeur est indexée sur celle d’un autre produit financier appelé son sous-jacent. Le sous-jacent d’un CDS, ce sont les pertes essuyées sur un instrument de dette : les sommes qui avaient été contractuellement promises, et qui n’auront pas été délivrées quand l’emprunt arrive à échéance.
Deux dangers guettaient le Credit-default Swap : qu’on ne sache pas comment calculer le prix d’un tel produit financier et celui de le voir détourné par la spéculation de la fonctionnalité envisagée pour lui. Or les praticiens se trouvaient ici dans une position très délicate parce que la théorie économique n’était pas (et n’est toujours pas) en mesure de prévenir ces deux dangers : ne reconnaissant pas la spéculation comme une activité financière distincte, elle ne pouvait ni s’en prévenir, ni ne pouvait distinguer la part jouée par la spéculation dans la formation du prix de la prime du Credit-default Swap.
L’affaire était donc très mal engagée et ne pouvait que se terminer en catastrophe. L’euro faillit y perdre la vie. Je vais raconter pourquoi et comment.
 
 
 
En termes usuels (par opposition au jargon financier), l’une des deux parties au contrat qu’est un Credit-default Swap l’« achète » à l’autre qui le lui « vend ». Celui qui « achète » est celui qui s’assure, alors que celui qui « vend » jouera le rôle de l’assureur. Cette manière de décrire la transaction aligne sa formulation sur le vocabulaire qui vaut dans le domaine de l’assurance où l’assureur vend une police à l’assuré, qui lui l’achète ; c’est là la manière dont la presse rend généralement compte du marché des CDS.
La littérature financière ainsi que les techniciens des marchés financiers, s’expriment autrement : pour eux, celui qui s’assure par l’entremise d’un CDS est « vendeur », alors que l’assureur est lui « acheteur ». La justification de cette inversion par rapport à la manière dont le milieu de l’assurance rend compte de sa façon de faire est celle-ci : comme l’acheteur bénéficie du fait que ce qu’il a acheté voit son prix s’apprécier, quiconque bénéficie au contraire de la baisse d’un prix est considéré par la finance comme un « vendeur », et ceci vaut bien entendu pour celui qui s’assure contre une perte : il tire profit du fait que le prix du produit qu’il a fait assurer se soit dégradé. Celui qui se trouve en position d’assureur est manifestement lui « acheteur » puisqu’il bénéficie d’une hausse du prix : si le prix s’apprécie, le risque de défaut recule et tout va en effet en s’améliorant de son propre point de vue.
Le fait que la prime de crédit implicite au taux d’intérêt attaché à un instrument de dette ait été rendue autonome et dispose désormais de son marché propre présente l’avantage indéniable que nous avons vu dans la partie précédente : elle permet à l’acheteur d’un emprunt, d’une obligation, de ne pas être mis en position de devoir jouer le rôle d’être son propre assureur : de pouvoir au contraire assigner la prime de crédit implicite au taux d’intérêt d’un instrument de dette qu’il détient à une assurance proprement dite au lieu de devoir gérer le risque de contrepartie à l’échelle statistique, ce qui n’est viable d’un point de vue pratique que si son portefeuille obligataire a déjà atteint une taille considérable.
Je n’ai encore évoqué jusqu’ici que la fonctionnalité a priori légitime du Credit-default Swap de constituer un marché de la prime de crédit implicite au taux d’intérêt d’un instrument de dette considérée comme un produit financier autonome.
Une des implications de cette autonomie est cependant celle-ci : le risque de contrepartie, le risque d’événement de crédit, devient du fait même une marchandise comme une autre, et la possibilité s’ouvre à quiconque d’acheter ou de vendre une exposition à un risque de défaut sur un instrument de dette, que l’on soit détenteur ou non de cet instrument de dette.  Les concepteurs du Credit-default Swap n’ont en effet pas exigé que l’« acheteur » d’un CDS soit exposé à un risque réel et il est possible de contracter un CDS permettant de bénéficier du défaut d’un instrument de dette alors même que l’on n’en est pas le propriétaire, c’est-à-dire sans être véritablement prêteur, on parle alors d’une position « nue » sur CDS. Lorsqu’un instrument ou une prise de position sur un instrument financier se contente de mimer un comportement, on parle de position « synthétique ». Les paris sur les fluctuations du prix des actions, sans que des actions soient jamais échangées, comme cela se faisait aux États-Unis tout au début du XXe siècle dans les « bucket shops » (Lefèvre [1923] 1994 : 16-17) sont le type même de position synthétique.
Une opération de ce type où l’on s’expose délibérément à un risque que l’on ne court pas peut être profitable si l’on pense qu’un emprunt, une obligation, s’apprête à subir un « événement de crédit », défaut de versement d’intérêts ou non-remboursement ou remboursement incomplet de la somme empruntée, alors même qu’on n’en détient pas, alors même que l’on n’est pas prêteur. On pourra vouloir bénéficier du défaut probable d’un emprunteur en situation délicate. Ainsi dans le cas de la Grèce dans la période 2010-2011, quand il apparaissait probable qu’elle fasse défaut sur sa dette. L’option existante de prendre une position nue sur un Credit-default Swap ouvre la possibilité pour ce produit dérivé d’être utilisé comme un instrument purement spéculatif.
S’« assurer » contre un risque auquel on n’est pas exposé, cela ne s’assimile pas bien sûr à contracter une assurance : c’est faire un simple pari. Dans un pari, l’une des parties affirme qu’un événement X aura lieu, alors que la seconde affirme l’inverse, à savoir qu’il n’aura pas lieu. À l’échéance, au moment où le pari se dénoue, l’un des parieurs aura gagné tandis que l’autre aura perdu. Dans la langue commune le mot « parier » peut bien entendu être utilisé de manière beaucoup plus lâche, pour renvoyer par exemple à des situations où il n’existe en réalité qu’un seul « parieur », ainsi dans « parier que le prix de son logement s’appréciera à l’avenir » : en l’absence d’un « parieur » en sens inverse, il n’y a en réalité ici pas de véritable pari.
En échange d’une rémunération conventionnellement appelée « prime », une assurance permet de transférer un risque préexistant, de celui qui y est exposé et qui s’assure, vers celui qui accepte de l’assurer. Un risque existait préalablement et il a été transféré, contre paiement. De même, une assurance sur un instrument de dette, telle celle que délivre un rehausseur de crédit, permet de transférer le risque auquel est exposé le détenteur de l’obligation, celui d’un événement de crédit, vers celui qui accepte de l’assurer et il y a là aussi transfert d’un risque existant. Au contraire, le pari consistant à s’assurer contre un risque auquel seul un tiers est exposé, crée de toute pièce un risque nouveau que prend à sa charge le parieur en sens inverse. Il n’y pas eu ici de transfert d’un risque préalablement existant mais création ex nihilo d’un risque.
L’utilisation du Credit-default Swap comme une véritable assurance est appelée dans le jargon financier une position « de couverture », l’opération consistant à contracter un CDS sur un instrument de dette alors qu’on ne le détient pas et que l’on n’est donc pas réellement exposé au risque de crédit qui lui est propre, est appelée, je l’ai déjà signalé, prendre une position « nue ». La différence apparaît clairement sur un exemple.
Jules a prêté 100 € à Oscar pour un an. Comme Jules n’est pas absolument certain qu’Oscar lui rendra la somme, il s’est adressé à Anne pour qu’elle l’assure grâce à un Credit-default Swap contre le risque de non-remboursement. Il verse une prime de 5 €. En échange, Anne lui paiera à l’échéance du prêt toute somme qui n’aurait pas été versée. Si Oscar ne devait rembourser à Jules que 75 €, Anne lui réglera les 25 € manquants. Oscar s’est évanoui dans la nature ? Anne réglera à Jules, 100 €. Voilà le principe d’un Credit-default Swap utilisé en position dite « de couverture ».
Comment fonctionne une position « nue » sur Credit-default Swap ? La configuration est plus complexe et implique un acteur supplémentaire : celui précisément qui la contracte ; il sera appelé Casimir dans l’exemple.
Jules a prêté 100 € à Oscar. Casimir se rend chez Anne et lui demande de l’assurer contre le risque qu’Oscar ne rembourse pas Jules. L’analogie avec le cas précédent de la position de CDS en « couverture » est évidente mais il y a aussi une différence essentielle : si Oscar ne devait rembourser à Jules que 75 €, Anne réglera à Casimir les 25 € qui manqueront à Jules. Oscar s’est évanoui dans la nature sans régler les 100 € qu’il doit à Jules ? Anne réglera 100 € à … Casimir,
La différence essentielle dans ce cas de position « nue » sur CDS est, on le voit, que le bénéficiaire du règlement du sinistre en cas d’accident n’est pas celui qui l’a subi, mais une tierce personne : Casimir s’est assuré sur le risque encouru par Jules. On comprend alors l’expression souvent utilisée pour caractériser par dérision une position « nue » sur CDS : « s’assurer sur la voiture du voisin ».
La perte que subira éventuellement celui qui a accepté de jouer le rôle d’« assureur » d’un risque jusque-là inexistant, constitue un risque, non par « virtuel » mais synthétique, qui viendra grossir le risque global du système financier : lorsque les autorités financières, en septembre 2008, règlent rubis sur l’ongle les 85 milliards de dollars dont l’assureur AIG (American International Group), émetteur de Credit-default Swaps,devrait s’acquitter, ce ne sont, pour près de la moitié du total, pas de véritables pertes économiques qui sont épongées par le contribuable américain, mais des paris perdus entre banquiers. Du fait d’une anomalie condamnable de la législation, la loi n’accorde cependant pas à celui qui émet des Credit-default Swaps le statut d’assureur et n’exige pas en particulier qu’il constitue des réserves à la hauteur des risques qu’il a délibérément choisi de prendre ; la faillite retentissante de AIG fut due à un manque de provisionnement : ses réserves s’élevaient à 6 milliards de dollars alors que ce sont 105 milliards de dollars au total qui durent être versés.
Le monde contient en soi suffisamment d’incertitude et de risque associé pour pouvoir aisément se passer de l’incertitude supplémentaire résidant dans le fait que Dupont considère que le taux LIBOR 6 mois est à la hausse, alors que Durand tient qu’il est la baisse, et qu’ils ont chacun parié 50 millions sur le fait qu’ils ont personnellement raison et l’autre automatiquement tort. Y a-t-il un bénéfice global à leur pari ? Aucun bien entendu. Bien au contraire, le fait que l’un des deux perdra nécessairement son pari (on parle pour des opérations de ce type de « pari directionnel ») peut avoir des conséquences considérables si celui-ci se trouve être un intervenant sur les marchés financiers que l’on qualifie aujourd’hui de « systémique », c’est-à-dire si gros qu’il est susceptible d’entraîner dans sa chute l’entièreté des marchés financiers à sa suite.


 


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