jeudi 22 août 2013

Comment le producteur laitier est-il devenu moins qu'une chose ?

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A bien y réfléchir, la crise du lait actuelle n'est pas seulement révélatrice d'une construction économique absurde et inique mais, par son intensité et son universalité, elle touche et fait, lentement, surgir des réalités plus difficiles à voir et à penser.
En fait, elle révèle un mouvement de fond, lent mais inexorable, semble-t-il, qui réduit le réel en son entier à une seule de ses dimensions : la calculabilité, le prévisible, le Quantifiable.
Or la catégorie du calculable et du quantitatif est totalement hétérogène du qualitatif - auquel elle s'oppose.
Prenons un exemple simple : en contemplant un tableau, qui se pose la question « Quelle quantité de beauté ce tableau me dévoile-t-il ? 200 grammes, 30 litres, 22.123 kilomètre ? »
L’adjonction d'une unité de mesure rend immédiatement la chose comique car cela révèle d'emblée l’absurdité d'un tel questionnement et l’incompatibilité native de transmuter la qualité en quantité et réciproquement.

Mais venons en au producteur laitier.
D'abord un constat dont la trivialité même atteste la validité : chez le mammifères, pas de vie sans lait car, celui-ci, est le seul et unique aliment possible du nourrisson, deviendrait-il, ultérieurement, omnivore. Pas de lait, pas de début de la vie donc pas de vie du tout. Pour la « classe » des mammifères dont tout homme fait partie, sans lait pas de vie.
Le lait, en tant que condition de possibilité nécessaire à toute vie (pour un mammifère) est parfaitement incontournable : il est une sorte d'absolu.
Si du moins on entend par absolu une réalité dont on ne saurait se passer et dont dépend nécessairement une autre réalité.
Martelons cette évidence : sans lait pas de vie. Le lait est pour la vie une absolue nécessité.

Par contre, il en va tout autrement du producteur laitier.
Dévalorisé, sous-payé donc méprisé (car sous-payer quelqu'un n'est-ce pas, de fait, le mépriser?) le producteur laitier est devenu une simple variable d'ajustement (économique et sociologique) permettant d'obtenir du lait en abondance. Voire en surabondance...

Notez bien que, sous certain rapport, une variable est le contraire d'un absolu car le variable dépend de l'invariant qu'est l’absolu*.

Pour aussi paradoxale (et choquante) que paraisse la formulation suivante, force nous est de constater qu'actuellement le producteur laitier est devenu la sous produit de sa propre production de lait.
Pourtant, ne nous y trompons pas : dans la réalité réelle, c'est bien le producteur de lait qui met à la disposition de tous du lait ; c'est bien lui qui depuis la révolution néolithique (il y a 10 000 ans de cela) a un rôle essentiel et incontournable dans la propagation et la perpétuation de la Vie. Pour essentiel, prépondérant que soit son rôle dans l'économie naturelle de la vie, il en va tout autrement dans la réalité socio-économique actuelle où ce même producteur laitier est contesté, en fait, nié dans son existence même.
Car poussé à la faillite (ou pire...) par des prix du lait délirants, hors toute rationalité la plus élémentaire qui n'intègre même pas le simple coût de revient de production dans la formation du prix de vente !
Tout cela est ahurissant. Incompréhensible. Pourtant bien réel, hélas...
Comment se fait-il que l’Économie dont la finalité devrait être au service de l'activité humaine en vient-elle, à travers les producteurs laitiers (et d'autres catégories sociales...) à s'attaquer aux conditions de la vie elle-même ?
Les réponses, découvertes ou en voie d’élaboration, sont sans doute multiples et complexes.

Pour terminer, je voudrais esquisser une hypothèse que je soumets à la sagacité de chacun. L'étrange mouvement de fond dont je vous parlais en introduction peut être scandé en deux grands moments :

1°) Une réduction de toute la réalité humaine ou non à la seule réalité économique omniprésente et omnipotente. Cela produit un sentiment abyssal de déréalisation du réel. Tout le monde s'y trouve perdu, désorienté et, de ce fait, très inquiet. Notons en passant que lorsqu'un système d'explicitation prétend expliquer intégralement la réalité, voire s'y substituer ; il y a tout lieu de craindre qu'il ne soit qu'une idéologie dont on peut, à bon droit, douter de la scientificité authentique...

2°) Une réduction de toute réalité économique à la seule calculabilité.

Car le postulat implicite d'une certaine économie proliférente de nos jours pourrait être formulé comme suit : n'est vraiment Réel que l'Utile et le Calculable. Tout le reste, (c'est à dire nous tous!) méthodologiquement écarté, n'est à ses yeux que vague rêverie sans consistance, des excroissances plus au moins nuisibles car faisant obstacle au plein déploiement de Rationalité Économique. Si ce n'était tragique, cela serait du plus parfait comique. Passons. Dans les lignes qui suivent je vous livre l'état (inabouti) où j'en suis de mes réflexions sur ce thème.
Dans l'échange financier tout s'équivaut. Bien sûr tout n'a pas le même prix mais tout peut entrer, de droit ou de fait, dans la sphère du transactionnel (financier).
Cette simple constatation est lourde de conséquences : en effet pour que les choses s'équivalent il faut qu'elles s'annulent c'est à dire qu'elle perdent leur différenciation radicale pour ne garder de leur part d'être que la seule calculabilité sur laquelle se construira la possibilité de transactions chiffrées.
Ainsi, de façon quasi clandestine pour la conscience que nous en avons, les choses sont transformées en profondeur pour ne pouvoir laisser apparaître de leur être que leur seule face quantifiable, calculable.

Petite expérience de pensée. Imaginons un promeneur paisible le long d'une rivière. Il vient là souvent pour jouir de la présence de l'eau, mystère concret et inépuisable de beauté en acte qui déborde et nourrit sa conscience et son imagination. Il se dit: « Que c'est beau ! ».
De l'autre côté du rivage, face à la même réalité, quelqu'un s'interroge: « Combien ça vaut ? ».
D'un côté l'exposition consentie à l'évidence de l'être dans sa beauté, de l'autre la préoccupation narcissique du calcul intéressé: « Combien ça vaut ? Que puis-je gagner.»
L'un jouit librement de la beauté du monde, l'autre ne voit plus en toute chose que le profit qu'il peut en tirer.
Pour lui tout est vendable,  négociable car rien ne vaut pour lui (et, donc, n'existe) en dehors de son activité calculatoire.
Sans doute, avez-vous déjà deviné : le préoccupé par la seule logique calculatrice ne voit du monde que peu chose mais, par contre il met en acte (le plus souvent souvent de façon inaperçue de lui-même) ce processus aussi puissant que violent que l'on nomme « la Marchandisation du Monde ».

Ne nous leurrons pas, pour nécessaire qu'il soit (ou qu'il paraisse...) un tel processus se paie fort cher : pour les choses par un appauvrissement du monde dans son jaillissement de sens, dans sa plénitude ontologique, mais aussi (et surtout) humainement.
Car cette omnipotence de la seule quantité tend à disqualifier et éliminer tout ce qui n'est pas elle à seule fin d'asseoir son empire - commercial.

Or qu'est ce que l'élevage ? Du soin, de l'attention, du savoir faire issu d'un savoir être : quasiment que du Qualitatif.

 Et comme par structure le qualitatif en tant précisément que qualitatif n'est pas réductible au quantitatif, ce qu'il y a de plus essentiel dans l'acte essentiellement qualitatif de prendre soin, d'élever, échappe largement à cette pseudo rationalité du « Tout calculable ».
Dans un régime de pure calculabilité l'éleveur-soigneur échappe totalement à la grille déterminant les critères de réalité : il n’existe pas car il devient invisible.

Seul ne subsiste que le lait calculable ; à preuve : il n'y a pas si longtemps de cela dans certaines laiteries, le producteur partageait la même rubrique de « matière première » que le lait qu'il produisait.

Et c'est ainsi que le producteur laitier se retrouve renvoyé au rang des choses et moins encore, car pour autant que le lait intéresse la laiterie je ne suis pas sûr du tout qu'il en soit de même pour le producteur laitier - ce moins que rien !

Qu'en pensez-vous ?

Georges Pécarrère,

*on peut prendre un exemple simple. Celui de la mesure. Pour mesurer on a besoin, au préalable, de choisir une unité de mesure, quelle qu'elle soit (pouce, centimètre, pied, mètre etc...). Supposons que l'on choisisse le mètre. Le mètre est un invariant ; sa mesure ne peut varier, elle est un absolu, car sans cela on ne pourrait rien mesurer. Un invariant est donc nécessaire pour effectuer des mesures diverses et variables.

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