Je sais pertinemment que la clé pour comprendre l’histoire des cinq 
siècles passés est l’émergence de catégories sociales spécifiques, 
appelées “classes”. Laissez-moi vous raconter une anecdote. Quand le 
mouvement des Indignés a commencé, sur la place de la Puerta del Sol, 
des étudiants de mon département, le département de sciences politiques 
de l’Université Complutense de Madrid, des étudiants très politisés (ils
 avaient lu Karl Marx et Lénine) se confrontaient pour la première fois 
de leur vie à des gens normaux.
Ils étaient désespérés : “Ils ne comprennent rien ! On leur dit 
qu’ils font partie de la classe ouvrière, même s’ils ne le savent pas !”
 Les gens les regardaient comme s’ils venaient d’une autre planète. Et 
les étudiants rentraient à la maison, dépités, se lamentant : “ils ne 
comprennent rien”.
[A eux je dis], “Ne voyez-vous pas que le problème, c’est vous? Que la politique n’a rien à voir avec le fait d’avoir raison ?”
 Vous pouvez avoir la meilleure analyse du monde, comprendre les 
processus politiques qui se sont déroulés depuis le seizième siècle, 
savoir que le matérialisme historique est la clé de la compréhension des
 mécanismes sociaux, et vous allez en faire quoi, le hurler aux gens ? 
“Vous faites partie de la classe ouvrière, et vous n’êtes même pas au 
courant !”
L’ennemi ne cherche rien d’autre qu’à se moquer de vous. Vous pouvez 
porter un tee-shirt avec la faucille et le marteau. Vous pouvez même 
porter un grand drapeau, puis rentrer chez vous avec le drapeau, tout ça
 pendant que l’ennemi se rit de vous. Parce que les gens, les 
travailleurs, ils préfèrent l’ennemi plutôt que vous. Ils croient à ce 
qu’il dit. Ils le comprennent quand il parle. Ils ne vous comprennent 
pas, vous. Et peut-être que c’est vous qui avez raison ! Vous pourrez 
demander à vos enfants d’écrire ça sur votre tombe : “il a toujours eu 
raison – mais personne ne le sut jamais”.
En étudiant les mouvements de transformation qui ont réussi par le 
passé, on se rend compte que la clé du succès est l’établissement d’une 
certaine identification entre votre analyse et ce que pense la majorité.
 Et c’est très dur. Cela implique de dépasser ses contradictions.
Croyez-vous que j’aie un problème idéologique avec l’organisation 
d’une grève spontanée de 48 ou même de 72 heures ? Pas le moins du 
monde ! Le problème est que l’organisation d’une grève n’a rien à voir 
avec combien vous ou moi la voulons. Cela a à voir avec la force de 
l’union, et vous comme moi y sommes insignifiants.
Vous et moi, on peut souhaiter que la terre soit un paradis pour 
l’humanité. On peut souhaiter tout ce qu’on veut, et l’écrire sur des 
tee-shirts. Mais la politique a à voir avec la force, pas avec nos 
souhaits ni avec ce qu’on dit en assemblées générales. Dans ce pays il 
n’y a que deux syndicats qui ont la possibilité d’organiser une grève 
générale : le CCOO et l’UGT. Est-ce que cette idée me plaît ? Non. Mais 
c’est la réalité, et organiser une grève générale, c’est dur.
J’ai tenu des piquets de grève devant des stations d’autobus à 
Madrid. Les gens qui passaient là-bas, à l’aube, vous savez où ils 
allaient ? Au boulot. C’étaient pas des jaunes. Mais ils se seraient 
faits virer de leur travail, parce qu’à leur travail il n’y avait pas de
 syndicat pour les défendre.Parce que les travailleurs qui peuvent se 
défendre ont des syndicats puissants. Mais les jeunes qui travaillent 
dans des centres d’appel, ou comme livreurs de pizzas, ou dans la vente,
 eux ne peuvent pas se défendre.
Ils vont se faire virer le jour qui suivra la fin de la grève, et ni 
vous ni moi ne serons là, et aucun syndicat ne pourra garantir qu’ils 
pourront parler en tête-à-tête avec le patron et dire : “vous feriez 
mieux de ne pas virer cet employé pour avoir exercé son droit de grève, 
parce que vous allez le payer”. Ce genre de choses n’existe pas, peu 
importe notre enthousiasme.
La politique, ça n’est pas ce que vous ou moi voudrions qu’elle soit. Elle est ce qu’elle est, terrible.
 Terrible. Et c’est pourquoi nous devons parler d’unité populaire, et 
faire preuve d’humilité. Parfois il faut parler à des gens qui n’aiment 
pas notre façon de parler, chez qui les concepts qu’on utilise 
d’habitude ne résonnent pas. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Que nous 
nous faisons avoir depuis des années. Le fait qu’on perde, à chaque 
fois, implique une seule chose : que le “sens commun” des gens est 
différent de ce que nous pensons être juste. Mais ça n’est pas nouveau. 
Les révolutionnaires l’ont toujours su. La clé est de réussir à faire 
aller le “sens commun” vers le changement.
César Rendueles,
 un mec très intelligent, dit que la plupart des gens sont contre le 
capitalisme, mais ne le savent pas. La plupart des gens sont féministes 
et n’ont pas lu Judith Butler ni Simone de Beauvoir. Il y a plus de 
potentiel de transformation sociale chez un papa qui fait la vaisselle 
ou qui joue avec sa fille, ou chez un grand-père qui explique à son 
petit-fils qu’il faut partager les jouets, que dans tous les drapeaux 
rouges que vous pouvez apporter à une manif. Et si nous ne parvenons
 pas à comprendre que toutes ces choses peuvent servir de trait d’union,
 l’ennemi continuera à se moquer de nous.
C’est comme ça que l’ennemi nous veut : petits, parlant une langue
 que personne ne comprend, minoritaires, cachés derrière nos symboles 
habituels. Ca lui fait plaisir, à l’ennemi, car il sait qu’aussi 
longtemps que nous ressemblerons à cela, nous ne représenterons aucun 
danger.
Nous pouvons avoir un discours très radical, dire que nous voulons 
faire une grève générale spontanée, parler de prendre les armes, brandir
 des symboles, tenir haut des portraits de grands révolutionnaires à nos
 manifestations – ça fait plaisir à l’ennemi ! Il se moque de nous ! 
Mais quand on commence à rassembler des centaines, des milliers de 
personnes, quand on commence à convaincre la majorité, même ceux qui ont
 voté pour l’ennemi avant, c’est là qu’ils commencent à avoir peur. Et 
c’est ça qu’on appelle la politique. C’est ce que nous devons apprendre.
Il y avait un gars qui parlait de Soviets en 1905. Il y avait ce 
chauve, là. Un génie. Il comprit l’analyse concrète de la situation. En 
temps de guerre, en 1917, en Russie, quand le régime s’effondra, il dit 
une chose très simple aux Russes, qu’ils soient soldats, paysans ou 
travailleurs. Il leur dit “pain et paix”.
Et quand il dit ces mots, “pain et paix”, qui était ce que tout le 
monde voulait (la fin de la guerre et de quoi manger), de nombreux 
Russes qui ne savaient plus s’ils étaient “de gauche” ou “de droite”, 
mais qui savaient qu’ils avaient faim, dirent : “le chauve a raison”. Et
 le chauve fit très bien. Il ne parla pas au peuple de “matérialisme 
dialectique”, il leur parla de “pain et de paix”. Voilà l’une des 
principales leçons du XXe siècle.
Il est ridicule de vouloir transformer la société en imitant 
l’histoire, en imitant des symboles. Les expériences d’autres pays, les 
événements qui appartiennent à l’histoire ne se répètent pas. La clé 
c’est d’analyser les processus, de tirer les leçons de l’histoire. Et de
 comprendre qu’à chaque moment de l’histoire, si le “pain et paix” que 
l’on prononce n’est pas connecté avec les sentiments et les pensées des 
gens, on ne fera que répéter, comme une farce, une tragique victoire du 
passé.
L’intervention (traduite ci-dessus) est disponible en version originale ici : https://www.youtube.com/watch?v=6-T5ye_z5i0&feature=youtu.be
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