Gabriel
Colletis, Professeur à l'université de Toulouse I Capitole et chercheur
au Lereps, ancien conseiller scientifique au Commissariat général du
Plan. Auteur de L'urgence industrielle{insecable}!, Le bord de l'eau, 2012
Alternatives Economique
Alternatives Economique
L'arrivée
d'actionnaires aux visées essentiellement financières a infléchi le
management et la stratégie des firmes, au profit d'une recherche de
rentabilité maximale et immédiate, et au détriment de la logique
industrielle.
Les causes
de la désindustrialisation sont multiples et imbriquées les unes dans
les autres. Souvent mise en cause depuis le début de la crise, la
finance ne peut donc être considérée comme l'unique responsable des
difficultés de l'industrie. Elle peut d'ailleurs jouer un rôle positif,
comme dans le cas du capital-risque (*), indispensable à la croissance
de certaines activités industrielles fortement innovantes. Plutôt que la
finance dans son ensemble, c'est la financiarisation des stratégies des
entreprises qui doit être remise en cause.
Celle-ci
a en effet pour résultat d'inverser le sens de la relation
traditionnelle entre investissement et finance. Plutôt que de chercher
prioritairement à assurer leur croissance ou leur compétitivité, à
conquérir des parts de marché, les firmes ont pour premier objectif leur
rentabilité ou, plus précisément, la création de valeur actionnariale.
Au lieu de sélectionner les financements possibles en fonction d'un
investissement qu'elle veut réaliser, l'entreprise sélectionne ses
investissements en fonction d'une norme de rentabilité et d'un revenu
promis aux actionnaires (surtout lorsque ceux-ci sont des fonds
d'investissement). Des activités peuvent ainsi être délocalisées, des
investissements abandonnés, des sites fermés, non parce qu'ils ne sont
pas rentables, mais parce qu'ils ne le sont pas assez.
La stérilisation des richesses créées
Les
deux puissants moteurs de ce phénomène sont l'adoption de stratégies de
croissance externe (*) et l'alignement des intérêts des managers sur
ceux des actionnaires. La financiarisation n'est en effet pas, comme il
est souvent suggéré, un processus qui se serait imposé de l'extérieur
aux firmes. Elle est le tribut d'un capitalisme sans capital. En
particulier en France, où les grandes entreprises lorsqu'elles se sont
lancées dans la course à l'internationalisation à partir de la fin des
années 1980, disposaient de capitaux propres très insuffisants. Pour
financer ces opérations de croissance externe, elles ont alors fait
appel aux marchés financiers et aux investisseurs. Or, ce type
d'actionnaires considère les firmes comme de simples actifs liquides
(des titres que l'on peut acheter et vendre à tout moment), support de
création de valeur actionnariale (dividendes et plus-values réalisées
lors des cessions).
Les managers de
grands groupes se sont d'autant mieux adaptés à ce nouvel environnement
actionnarial donnant la primauté à la rentabilité que les stock-options
(*) ont constitué une part de plus en plus importante de leur
rémunération. Il en va donc de leur intérêt personnel de mettre en
oeuvre tous les moyens à leur disposition pour faire croître la valeur
du titre de leur entreprise.
Les
conséquences de cette financiarisation sont de différents ordres. Il y a
d'abord l'adoption d'un horizon temporel court, qui s'oppose, comme on
le souligne souvent à juste titre, au temps long nécessaire à la
formation des stratégies. Il y a aussi le report du risque sur les
salariés et les fournisseurs, voire (quand cela est possible) sur les
clients : l'entreprise est conduite à se séparer des activités jugées
les moins rentables et à réduire ses coûts de production en coupant dans
sa masse salariale.
Ensuite, la
financiarisation agit comme un mécanisme de stérilisation des richesses
créées par les entreprises. En premier lieu, par le biais des rachats
d'actions : plutôt que de consacrer leurs profits à l'investissement, un
grand nombre de groupes, en France comme à l'étranger, les utilisent
pour racheter leurs propres actions afin de les annuler, la réduction du
nombre de titres en circulation augmentant en effet mécaniquement le bénéfice par action.
Deuxième aspect : l'augmentation de la part des profits versés aux
actionnaires sous forme de dividendes. En France, les dividendes
représentent désormais 8 % de la valeur ajoutée et plus du tiers des
profits des entreprises. En trente ans, le résultat brut d'exploitation
des entreprises (en euros de 2009) a ainsi été multiplié par un peu
moins de trois, tandis que les dividendes l'ont été par plus de dix [1].
La domination du groupe
La
situation varie cependant selon la taille de l'entreprise et son
appartenance ou non à un groupe. Ainsi, seule une PME sur six distribue
des dividendes. Ce sont les très grandes entreprises qui en versent le
plus, et ce même lorsque leurs marges sont faibles ou diminuent. Pour
autant, elles ne sont pas les seules concernées par la financiarisation.
Sur les 40 000 entreprises françaises de taille intermédiaire (*)
recensées en France, seules 5 000, soit un peu plus d'un dixième, sont
véritablement indépendantes. En une quinzaine d'années, la
financiarisation croissante a fait disparaître la majeure partie des
entreprises grandes et moyennes véritablement indépendantes.
Le
groupe est devenu la structure dominante. Cette domination prend
diverses formes : croissance externe et filialisation d'entreprises
jusque-là indépendantes, rachat systématique de PME, sous-traitance,
franchises, etc. [2]
Si l'établissement a une vocation industrielle ou commerciale et
l'entreprise une vocation économique, le groupe n'est rien d'autre, le
plus souvent, qu'une structure orientée par les considérations
actionnariales, financières et fiscales. En effet, la création de
filiales a souvent pour véritable motif l'optimisation fiscale. On
gagnerait donc à procéder à une évaluation en profondeur des différentes
aides dont bénéficient les entreprises et, de facto, les têtes de
groupe.
D'autant que leur
contribution à l'activité économique de la nation est désormais loin
d'être évidente : alors que l'industrie française pèse environ la moitié
de l'industrie allemande (en termes de valeur ajoutée), elle investit
en moyenne plus de deux fois plus à l'étranger. En d'autres termes,
l'industrie allemande continue d'investir et de produire en Allemagne et
d'exporter, alors que l'industrie française, marquée par le poids de
grands groupes financiarisés et extravertis, produit et fait produire de
plus en plus à l'étranger. C'est sans doute là aussi que réside l'une
des raisons de l'asymétrie des balances commerciales des deux pays, plus
que dans le coût du travail.
Sortir des logiques financières
Remettre
la finance à sa place réclame donc de nouvelles régulations
financières, dont le principe général doit être de favoriser le long
terme. Annoncée par François Hollande, la création d'une banque
publique, destinée à soutenir les investissements des PME et à densifier
les relations interentreprises au niveau territorial, peut aller dans
le bon sens. Elle complèterait les activités d'Oséo, la banque publique
des PME, et en partie celles du Fonds stratégique d'investissement
(FSI). De même, la possibilité donnée aux régions de participer au
capital d'entreprises structurantes, comme les firmes-pivots capables de
concevoir et de produire des systèmes (*) et se situant entre les
grands donneurs d'ordre et les sous-traitants.
Mais
il convient également de rendre liquide le capital financier, qui se
comporte aujourd'hui à la manière d'un gaz volatil. Pour cela, il faut
ralentir sa vitesse de circulation. Parmi les outils possibles, les
taxes sur les mouvements financiers spéculatifs - visant en particulier
le trading de haute fréquence (*) -, le cloisonnement
des activités bancaires, l'utilisation de la fiscalité pour discriminer
les bénéfices réinvestis et ceux qui sont distribués, ou encore
l'attribution de droits de vote lors des assemblées générales
d'actionnaires en fonction de la durée de conservation des titres, etc.
Il
est aujourd'hui nécessaire de remettre la finance au service de
l'industrie et du développement des activités productives. Cela ne se
fera pas par l'adjonction de quelques régulations financières de façade.
La période écoulée depuis 2008 le démontre amplement.
*
Capital-risque : capital avancé par des investisseurs institutionnels
aux start-up. Une activité à hauts risques, car beaucoup d'entre elles
font faillite. Les capital-risqueurs se rémunèrent en revendant leurs
participations, soit lors d'une introduction en Bourse, soit quand la
start-up est rachetée par une autre entreprise.
*
Croissance externe : stratégie de développement de l'entreprise
privilégiant le rachat d'autres sociétés, par opposition à la croissance
interne, qui consiste à développer de nouveaux produits ou à s'attaquer
à de nouveaux marchés avec ses propres moyens.
*
Stock-options : droit accordé à un dirigeant d'entreprise d'acquérir
dans le futur les actions d'une entreprise à un prix convenu à l'avance.
*
Système : assurant une fonction complète (par exemple, un train
d'atterrissage), il se différencie d'un équipement, qui est une
composante du système (par exemple, les freins, les pneumatiques...).
*
Trading de haute fréquence : achat et revente quasi-instantanée de
titres n'ayant pas exactement la même valorisation d'une place
financière à l'autre.
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