Le salaire minimum est en France l’un
des plus élevés d’Europe. Il est dans l’air néolibéral du temps
d’accabler le Smic de tous les maux. «Absurde», répond l’économiste de l’OFCE Éric Heyer.
Frein à l’embauche, à la compétitivité, à
la baisse du chômage, « marche d’escalier à franchir »… Le salaire
minimum français, l’un des plus élevés d’Europe (9,53 euros de l’heure
soit 1 445,38 euros brut mensuels pour 35 heures, un niveau proche des
1 675 euros brut du salaire médian), est régulièrement présenté comme
« un problème », rarement comme un instrument de justice sociale,
rempart contre la pauvreté. Environ 3,1 millions de salariés, soit 13 %
de l’ensemble des salariés en France, sont rémunérés sur la base du Smic
(salaire minimum interprofessionnel de croissance).
La dernière attaque contre le salaire
minimum remonte au printemps. Et elle n’est plus l’apanage des libéraux.
C’est un homme de gauche qui la porte oubliant les leçons du « Smic
jeunes » d’Édouard Balladur ou du CPE de Dominique de Villepin,
abandonnés après des semaines de contestation sociale : Pascal Lamy, l’ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et proche du président François Hollande. « Je
sais que je ne suis pas en harmonie avec une bonne partie de mes
camarades socialistes, mais je pense qu’à ce niveau de chômage il faut
aller vers davantage de flexibilité, et vers des boulots qui ne sont pas
forcément payés au Smic », plaide-t-il en mars à l’occasion de la sortie de son livre Quand la France s’éveillera.
L’offensive est lancée. Lamy appelle « à franchir les espaces symboliques », à créer des sous-Smic au nom du « il vaut mieux un boulot mal payé que pas de boulot du tout ». Il s’inspire des mini-jobs
allemands, ces contrats permis par les réformes du marché du travail
sous Gerhard Schröder, que la droite française mais aussi une partie de
la gauche rêvent d’appliquer à la France.
Le mois suivant, trois économistes proches de la gauche,
Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen, qui ont l’oreille du
président qu’ils ont conseillé pendant la campagne présidentielle, lui
emboîtent le pas et sonnent le tocsin dans leur ouvrage Changer de modèle.
Selon eux, le Smic français bloque l’entrée sur le marché du travail
des jeunes et des moins qualifiés, il est préjudiciable à l’emploi et à
la compétitivité, inefficace dans sa double mission, de fixation des
salaires et de lutte contre la pauvreté, et il faut une réforme
structurelle ambitieuse, varier son montant selon l’âge, les régions.
La brèche est énorme et le patron du
Medef s’y engouffre en fanfare. Pierre Gattaz, qui a augmenté en 2013 sa
rémunération de patron de Radiall de 29 % (420 000 euros), claironne partout qu’il est d’accord avec Pascal Lamy et réclame « un Smic intermédiaire »
pour les chômeurs de longue durée et les jeunes sans formation. Tollé, y
compris dans son camp. Laurence Parisot, sa prédécesseure, dénoncera « une logique esclavagiste ».
Mais de débat véritable de fond sur le sujet, il n’y en aura pas.
Faut-il en finir avec le Smic à la française ? Entretien avec
l’économiste Éric Heyer, directeur adjoint du département analyse et
prévention de l’OFCE.
E
Le salaire minimum français est-il trop élevé et donc un problème pour notre économie ?
Penser que le problème de la France et
du chômage de masse repose sur un salaire minimum trop élevé est
absurde. Juste avant la crise économique, en 2007, le chômage était à
7 %. Aujourd’hui, il est à 10 %. Durant cette période, le Smic n’a pas
été revalorisé, il a seulement suivi l’inflation. Il n’est donc pas
responsable de l’augmentation du chômage de trois points. C’est en
raison de l’absence de croissance économique, de faibles carnets de
commandes que les entreprises n’embauchent pas et licencient. Avec le
même niveau de Smic en 2007, nous étions à 7 % de chômage et la courbe
baissait puisque le chômage était à 6,8 % au premier trimestre 2008 !
Mais un Smic plus bas, plus souple créerait-il des emplois comme le martèle le Medef ?
Il n’y a pas d’étude définitive sur la
question et il est compliqué d’y répondre car le Smic, comme tout
salaire, est ambivalent. Il est à la fois une notion de coût pour
l’entreprise mais aussi une notion de demande. C’est très difficile de
prendre en compte les deux aspects. Si on se focalise sur le coût, plus
on le baisse, plus on va créer des emplois, de 35 000 à 50 000 emplois
si on baissait de 1% le Smic. Mais lorsqu’on baisse le Smic, on baisse
également la demande. Par conséquent, les écarts sont encore plus
faibles et on peut détruire des emplois. Les seules études qui prennent
les deux aspects en compte indiquent que pour 1 % de baisse du Smic,
cela créerait autour de 2 500 à 3 000 emplois. C’est très marginal.
Les économistes Aghion, Cette et
Cohen prônent un Smic qui varierait selon l’âge et la région, le
patronat un sous-Smic jeunes, chômeurs, apprentis. Qu’en pensez-vous ?
La question de l’âge est une très
mauvaise façon d’aborder la problématique du Smic. Créer un salaire plus
faible pour les moins de 25 ans est ridicule. La population des moins
de 25 ans est très hétérogène avec des jeunes surqualifiés qui devraient
être payés bien au-dessus du Smic, des jeunes qui sont normalement
qualifiés et d’autres qui ne sont pas du tout qualifiés. La catégorie
“jeunes” ne veut rien dire. Il ne faut pas imposer de critère d’âge, à
la limite un critère de qualification mais cela existe déjà.
8 % des jeunes aujourd’hui sont en
dessous du Smic, les apprentis, les contrats aidés, etc. Les 150 000
jeunes qui sortent sans diplôme qualifiant du système scolaire,
effectivement, pour eux, le Smic est trop élevé. Une entreprise ne va
pas les embaucher au niveau du Smic non pas parce qu’ils sont jeunes
mais parce qu’ils ne sont pas qualifiés. Pour eux, il faut donc créer un
contrat où le salaire sera inférieur au Smic. Le risque n’est pas de
créer un Smic jeunes mais que des jeunes plus qualifiés se retrouvent
finalement avec un salaire plus faible que le Smic car le marché du
travail fait qu’ils n’ont pas trop le choix. On a vu dans les pays qui
ont mis en place “un smic jeunes”, comme au Royaume-Uni, le fiasco que
cela fut.
Le Smic à 1 700 euros, revendication du Front de gauche, de la CGT, c’est possible, réaliste ?
En toute logique, il faudrait que le
Smic progresse comme la productivité des travailleurs et comme
l’inflation. Mais il est très difficile de savoir comment progresse la
productivité. Une augmentation trop forte du Smic serait nuisible comme
une augmentation trop faible. Donner un chiffre – 1 700 euros – cela ne
veut rien dire. La progression doit dépendre du contexte économique et
de la structure de votre économie.
Si vous êtes dans une économie avec de
l’inflation, une productivité du travail qui progresse, pourquoi ne pas
faire progresser le Smic et atteindre 1 700 euros ? Mais si vous êtes
dans un contexte d’inflation extrêmement faible et de productivité qui
ne progresse plus, alors, c’est une hérésie de l’augmenter. Il n’y a pas
de remède tout fait. Je ne trouve d’ailleurs pas idiot la mise en place
d’une commission Smic avec des experts indépendants – et non hostiles
par principe au Smic – qui essaient chaque année de répondre à la
question de la progression du salaire minimum sans que cela handicape
l’offre et la demande.
François Hollande a fait de la croissance du PIB le nouveau et seul vrai paramètre de la progression du Smic. Est-ce le bon ?
Hollande parle de “croissance”, moi de
“croissance de la productivité”. C’est effectivement le bon paramètre si
j’ouvre un bouquin de macro-économie. Mais dans la réalité, il est
statistiquement très difficile de mesurer rapidement la vraie valeur de
la croissance économique. La valeur de l’indicateur croissance pour
l’année 2014 comme celle de l’indicateur productivité ne seront connues
que dans deux ans, en 2016. On va donc nous dire que la croissance est
nulle donc on n’augmente pas le Smic et puis finalement la dernière
version de l’Insee, dans deux ans, dira qu’il y a eu un point de
croissance de plus. On fait un Smic rétroactif ? Ça ne colle pas !
« Les Allemands font le Smic au bon moment »
Autre critique récurrente : le Smic est responsable de la compression des salaires…
Tout dépend du contexte conjoncturel et
de la structure économique. Le Smic peut effectivement compresser les
salaires. Notre travail à l’OFCE s’est attaché à démontrer que tous les
salaires ne bénéficient pas de l’augmentation du Smic. Si on l’augmente
de 1 %, la répercussion de cette augmentation va jusqu’à 1,4/1,5 fois le
Smic mais au-delà il n’y a plus trop d’impact. Les autres salaires
progressent moins vite et donc les smicards rattrapent les autres. Si
vous augmentez trop vite le Smic, en période de croissance nulle,
puisque le chômage est élevé, les autres salaires ne vont pas progresser
et seront rattrapés par le Smic. Cela aura un effet de compression de
la hiérarchie des salaires. En revanche, si vous augmentez les salaires
en même temps que la productivité, que la croissance économique, alors
tous les salaires vont progresser au même rythme que le Smic. Donc là,
l’augmentation du Smic n’aura pas de répercussion sur le tassement des
salaires.
Le Smic français est certes l’un des
plus élevés d’Europe. Mais comment vivre avec le Smic ? Une famille
peut-elle vivre avec un seul Smic à un temps partiel dans une métropole
comme Paris ?
Si vous avez un contrat de 35 heures, ce
n’est pas la même chose qu’un contrat de 18 ou 24 heures. Je peux être
au Smic mais à temps partiel, ce qui n’est pas comme être à temps plein.
Le Smic n’est pas une garantie mensuelle. C’est une garantie horaire.
Or pour vivre, il vaut mieux avoir des garanties mensuelles ou
annuelles. Les travailleurs pauvres en France sont des personnes qui
sont à temps partiel. Ce n’est pas une question de Smic ou pas, c’est
une question de temps de travail, temps plein ou partiel. On voit bien
que ce n’est pas une bonne approche l’idée qu’avec un Smic plus élevé,
on limitera la pauvreté.
En économie, on apprend dès la première
année qu’il faut que le salaire du salarié soit égal à sa productivité.
Si vous mettez en place un Smic élevé, toutes les personnes qui ont une
productivité faible sont exclues du marché du travail. Si on fait un
portrait type rapide, ce serait un jeune peu diplômé.
Vraie révolution, l’Allemagne passe
au Smic (en janvier 2015). Il sera moins élevé qu’en France (8,5 euros
de l’heure contre 9,53) et tolérera de nombreuses exceptions. Faut-il
voir là une convergence de politique économique entre les deux pays ?
Les économies allemande et française se rapprochent-elles ?
C’est bien de mettre en place un Smic en
Allemagne car ce pays a un niveau de pauvreté supérieur à la France.
Elle a réglé le problème du chômage (5 %) mais elle n’a pas réglé le
problème de la pauvreté. On voit bien la logique allemande. Au début des
années 2000, il s’agissait de dire : on va gagner en compétitivité sur
les pays partenaires en créant des emplois à des salaires horaires
extrêmement faibles (1, 2, 3, 4 euros) pour deux millions et demi
d’Allemands qui gagnaient moins de 4 euros de l’heure. Cela a permis aux
entreprises allemandes de gagner en compétitivité donc d’embaucher et
de faire baisser le taux de chômage mais la contrepartie a été la
recrudescence des travailleurs pauvres.
L’avantage des Allemands, c’est qu’ils
ont gagné sur tout le monde. Ils ont restauré leurs marges. Ces marges
leur ont permis d’investir en recherche et développement donc de monter
en gamme en dopant la productivité. Augmenter les salaires en même temps
que la productivité, ce n’est pas du tout une perte de compétitivité.
C’est assez malin d’avoir fait ce qu’ils ont fait, en bénéficiant d’une
conjoncture favorable. Ils font maintenant le Smic au bon moment.
Si la productivité des Allemands
progresse plus vite que celle des Français, même si on a un salaire
horaire identique, le coût sera plus faible en Allemagne qu’en France.
Ce qui est important, ce n’est pas uniquement le salaire horaire mais
aussi comment progresse la productivité des salariés. De ce point de vue
là, pour l’instant, nous avions en France une croissance de la
productivité qui était plus rapide qu’en Allemagne mais ces dernières
années, on voit bien que ce n’est plus le cas. Si la tendance récente se
confirme jusqu’en 2020, on peut arriver à une situation où nous aurons
le même salaire horaire mais puisque la productivité serait plus élevée
en Allemagne, la compétitivité restera à l’avantage de l’Allemagne par
rapport à la France.
Quasiment tous les pays d’Europe ont
un salaire minimum. À défaut de les harmoniser, un rapport de la
commission aux affaires sociales de l’Union européenne préconise un
salaire minimum identique au niveau des branches (lire ici le premier volet de notre série). Y êtes-vous favorable ?
Tout dépend de ce qu’on attend. Il y a
un théorème en économie qui dit que chaque instrument ne doit avoir
qu’un seul objectif et à partir du moment où vous fixez plusieurs
objectifs à l’instrument, celui-ci devient inefficient. Quel est
l’objectif du Smic ? Est-ce d’avoir des coûts comparables pays par pays,
secteur par secteur ? Est-ce la lutte contre la pauvreté, l’intégration
des jeunes ? Ou a-t-il simplement comme objectif de fixer un niveau de
salaire qui est raisonnable pour pouvoir vivre et qui correspond à la
valeur du travail ? Aux États-Unis, c’est vraiment la logique qui
compte : savoir quelle est la valeur du travail en dessous de laquelle
il est indécent de payer quelqu’un. C’est ce que nous devrions avoir en
tête. Si on veut lutter contre la pauvreté, il y a d’autres instruments
que le Smic : les allocations, les aides au logement, etc. Si vous
voulez influer sur la compétitivité, vous avez le taux de change, etc.
La seule question qu’on devrait se
poser, c’est à partir de quel salaire horaire il devient indécent de
payer une personne. C’est la vraie question que l’Europe doit se poser.
Il ne faut pas un même salaire horaire en Europe. Si l’idée est
d’arriver à un même salaire, on le fera par le bas et on obtiendra le
salaire des Bulgares (159 euros mensuels). Ce n’est pas le niveau de
salaire qu’il faut regarder mais le niveau relatif des salaires, compte
tenu des prix de l’immobilier, du coût de la vie, etc. Il faut sortir
des histoires de compétitivité. La compétitivité se gagne par la
productivité, non pas par des baisses de salaires minimum.
Une des principales mesures du pacte
de responsabilité prévoit la suppression des charges pour l’employeur
d’un salarié payé au Smic. Créera-t-elle des emplois ou aura-t-elle des
effets pervers en décourageant les employeurs d’embaucher à des salaires
supérieurs au Smic ?
Cela aura un impact positif sur
l’emploi. Quand vous baissez le coût du travail, forcément, vous créez
des emplois. L’effet global du pacte, ce sont deux phénomènes : d’un
côté, trente milliards de baisses de charges qui auront un aspect
positif sur l’emploi et de l’autre, le financement de ces baisses de
charges qui a un impact négatif sur l’emploi. C’est la somme des deux
qui est importante. Mais il ne faut pas attendre grand-chose du pacte.
L’aspect positif va être en partie compensé par l’aspect négatif du
financement.
Pourquoi l’histoire du Smic est-elle si mouvementée en France ?
Quand vous êtes dans un pays avec des
syndicats forts, il n’y a pas de Smic. En Allemagne, les syndicats n’en
ont pas voulu pendant longtemps, préférant que ce soit négocié branche
par branche. En France, les syndicats sont faibles et c’est l’État qui a
décidé d’un salaire pour l’ensemble des secteurs de l’économie. Lorsque
vous agissez ainsi, vous avez pour certains secteurs un dynamisme, pour
d’autres, non.
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