Pour louer de nouvelles terres, les agriculteurs de la Somme se
voient souvent demander un «pas de porte» par les fermiers précédents ou
leurs propriétaires. Cette pratique illégale, connue de tous, peine à
disparaître.
S'il vous prend l'envie de devenir céréalier dans la Somme, deux solutions s'offrent à vous.
Soit vous achetez de la terre à prix d'or, et vous en devenez
propriétaire pour la cultiver. Soit vous la louez à un propriétaire à
qui vous verserez chaque année un fermage, souvent modique. Vous
deviendrez ainsi fermier, au sens littéral.
Mais dans la Somme, la réalité n'est pas aussi simple. Pour cultiver
de nouvelles terres en fermage, il vous faudra souvent verser un «pas de
porte», aussi appelé «chapeau», au précédent fermier et parfois aussi
au propriétaire. Une forte somme d'argent, versée sous le manteau.
Région de Frise (80)
Aussi illégale qu'elle soit, la pratique est presque généralisée dans la Somme. «Quelques
propriétaires ne demandent rien au locataire entrant, soit parce qu'ils
ne font pas attention, soit parce qu'ils ne demandent que des fermiers
sérieux. Mais les locataires sortants demandent toujours un chapeau à
l'entrant. Toujours, témoigne un agriculteur du nord du département, qui souhaite rester anonyme. Mais tout le monde fait semblant de ne pas savoir».
À la fin des années 80, cet agriculteur a dû verser 17 000 francs de
l'hectare à un agriculteur-propriétaire de ses propres terres. Comme
beaucoup, il était contre. Mais porter plainte, c'est prendre le risque
de «se cramer» dans toute la campagne, prendre le risque que plus personne ne veuille vous céder ses terres.
Comment ça marche ?
Globalement le prix du chapeau suit celui des céréales et des cultures spéculatives de la région, comme la pomme de terre. «Les
prix ont commencé à grimper dans les années 80. Puis il y a eu un trou
dans les années 90. Et c'est reparti à la hausse au cours des années
2000», explique l'agriculteur samarien.
Aujourd'hui il vous en coûtera au minimum 6000 euros par hectare pour acquérir le bail de terres à céréales. «Quand ils apprennent qu'un agriculteur a mis cette somme, ça sert de référence à tous les autres», observe Antoine Jean, porte-parole du syndicat Confédération paysanne dans le Nord où la pratique est également courante.
Michel Randjia, président des Fermiers de la Somme
«Quand un agriculteur cède son bail, il va aussi mettre en vente le matériel, le bétail, la fumure et l'arrière-fumure,
explique Michel Randjia, président des Fermiers de la Somme, membre de
la Fdsea, le syndicat agricole majoritaire et administrateur à la
Chambre d'agriculture de Picardie. Si le matériel vaut 2000 euros, le supplément constituera le pas de porte.»
Le principe est simple. En façade, l'agriculteur transfère
gratuitement son bail à son voisin, et lui vend un bien en parallèle. En
coulisses, chacun sait que le prix du bien est surévalué. Cela
peut-être un tracteur, un récolte encore sur pied, les fumures apportées
lors des dernières années d'exploitation ou les arrières fumures,
résidus de fumure, dont le nom est parfois utilisé abusivement pour
désigner les pas de porte.
Légaliser ou éradiquer
Michel Randjia, de la Chambre d'agriculture de Picardie, reconnaît
l'ampleur du problème des «chapeaux» et condamne officiellement ces
pratiques. Mais pour lui, un travail a été fait pour faire rentrer les
agriculteurs dans la légalité: «Nous essayons de moraliser ces pratiques juridiquement».
En effet, il existe des dispositions légales pour se faire payer un
pas de porte «légalement», comme le droit au bail. Cette tentative de
légalisation est apparue récemment, dans la loi d'orientation agricole
(LOA) de 2006 avec la création du fonds agricole cessible.
«Dans le commerce, on calcule le montant du fonds de commerce à partir de la valeur économique d'une entreprise grâce à son chiffre d'affaires. En agriculture, les fermiers ont du mal à faire valoir cette notion», explique Michel Randjia. Notamment parce que le pas de porte est illégal.
Malheureusement pour ses créateurs, le droit au bail et le fonds agricoles n'ont pas connu un franc succès. «Les
déclarations de fonds agricoles recensées sont de 97 en 2006 et de 293
en 2007, ceci au regard des 326 000 exploitations agricoles
professionnelles recensées en 2007», observe l'économiste. Propriétaires et fermiers préfèrent rester dans l'illégalité.
L'autre forme de pas de porte «légal», c'est la part sociale. Depuis
25 ans, de plus en plus d'exploitations agricoles prennent la forme de
sociétés, au détriment de l'exploitation individuelle traditionnelle. En
1988 seulement 10% des exploitations agricoles étaient sous forme
sociétaires, selon la France agricole.
Elles sont aujourd'hui 40% à avoir choisi cette forme. Une forme sous
laquelle il est facile de donner une valeur aux pas de porte, notamment
en surestimant les parts sociales. Au lieu de payer un pas de porte à son voisin, pourquoi ne pas racheter des parts dans sa société agricole?
«Une vraie dérive»
À l'inverse de la Fdsea, la Confédération paysanne du Nord défend la loi actuelle, et souhaite éradiquer la pratique du pas de porte. «Il faut que le fisc mette son nez dans les comptes des agriculteurs, demande Antoine Jean, porte-parole dans le Nord. Il faut faire appliquer la loi, et surtout que les banques arrêtent de prêter aux agriculteurs pour des pas de porte».
À l'inverse de la Fdsea, la Confédération paysanne du Nord défend la loi actuelle, et souhaite éradiquer la pratique du pas de porte. «Il faut que le fisc mette son nez dans les comptes des agriculteurs, demande Antoine Jean, porte-parole dans le Nord. Il faut faire appliquer la loi, et surtout que les banques arrêtent de prêter aux agriculteurs pour des pas de porte».
Pour la Confédération paysanne, ce n'est pas seulement la pratique
des pas de porte qui pose problème, mais aussi les montants en jeu. «On
nous dit que les agriculteurs ont des petites retraites. Mais même si
on améliore leurs retraites, il n'y a pas de raisons qu'ils renoncent à
toucher des pas de porte, tonne Antoine Jean. Au départ, on
parlait juste de mise en valeurs du bien. Il s'agissait de payer
l'amélioration de la terre par le précédent locataire. Mais aujourd'hui
il y a une vraie dérive. Les agriculteurs en place mettent des sommes de
plus en plus importantes pour s'agrandir. Ces gens empêchent les jeunes
de s'installer.»
«Dans la région l'agriculture est devenue une activité juteuse»,explique
Michel Randjia de la Fdsea. Pour un jeune qui n'est pas du milieu
agricole et qui n'a pas de soutien financier de ses parents, s'installer
relève de la mission impossible, s'accordent les deux syndicats. Seuls
les agriculteurs en place peuvent assumer les coûts d'une reprise.
Si la pratique du «chapeau» s'est surtout développée au Nord de la France et dans la Bassin parisien, ce n'est pas un hasard.
La première raison, c'est lorsque l'on parle de foncier agricole, la France est partagée par une ligne La Rochelle-Genève.
Au nord de cette ligne, les agriculteurs sont majoritairement
locataires de leurs terres, 80% de locatif, estime un avocat en droit
rural du barreau d'Amiens.
Au nord de la France, les ventes de terres sont rares, les transferts
de baux fréquents. Au sud de cette ligne, les agriculteurs sont en
revanche majoritairement propriétaires, et les transferts de baux ne
sont pas légions. «Quand on parle des pas de porte à un vendéen, il ne comprend pas de quoi on parle», explique Michel Radjian.
La deuxième raison, c'est que les terres du département, à l'instar
de celles du Bassin parisien, sont très fertiles. En 2012, les rendement
de blé en Picardie étaient compris entre 80 et 88 quintaux par hectare
(q/ha). À titre de comparaison, en Meurthe et Moselle, ils étaient
compris entre 32 et 57 q/ha.
Alexandre Platerier, Terres de liens
Pour l'association Terres de liens Picardie, qui aide des jeunes non
issus du milieu agricole à s'installer sur des projets d'agriculture
biologique, il faut s'attaquer à la spéculation sur le foncier, dont le
pas de porte n'est qu'un symbole. «C'est une conception de
l'agriculture et du foncier à revoir. Pour nous, la terre est un bien
commun, elle ne doit pas continuer à être une marchandise», explique Alexandre Platerier, animateur de l'antenne picarde.
Son association se refuse à payer le pas de porte demandé par la plupart des agriculteurs cédants. «Ce qui fait que l'on ouvre pas beaucoup de dossiers», regrette-t-il.
À la rentrée, les députés français débattront d'un projet de loi déposé par le ministère de l'Agriculture, la «loi d'avenir pour l'agriculture», qui traite notamment des questions du foncier agricole. «Il n'en sortira pas grand chose», annonce Michel Radjian. Pourtant le problème est de taille.
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